Mais, comme arrivé au paroxysme de son attaque de folie, Jean-Marie répétait, affolé : « Dans trois jours, dans trois jours », brusquement, dans le silence du hangar que troublaient à peine les éclats de voix de la brute, des paroles railleuses et terribles à la fois résonnèrent :
— Dans trois jours, ou tout de suite ?
Et en même temps, avant que Jean-Marie eût seulement pu tressaillir, il était pris aux épaules, les courroies de la bascule l’attachaient sur la planche fatale, ses chevilles étaient immobilisées. Jean-Marie était lié sur la guillotine.
— Dans trois jours ? répétait alors la voix ironique, tu crois véritablement, Jean-Marie, que dans trois jours seulement cette guillotine, que tu aimes d’un amour insensé, épouvantable, fou que tu es, que dans trois jours seulement elle fonctionnera ? Ah çà, Jean-Marie, tu t’imagines donc que je ne sais plus vouloir ? que j’allais tranquillement te laisser jouir de ta vie de valet de bourreau ?
Jean-Marie, lié sur la bascule, avec des yeux hagards, des yeux où la peur mettait un vertige effroyable, regarda celui qui lui parlait.
Il était sorti de l’ombre et il paraissait faire partie de l’ombre elle-même. On ne voyait de lui qu’une silhouette, mais cette silhouette, il n’était pas besoin de la contempler à deux reprises, légendaire et terrible.
Elle était connue de tous et redoutée de tous, en effet, cette silhouette, cette silhouette d’un homme jeune, souple, leste, vigoureux, dont le visage était masqué d’une cagoule noire, qui était vêtu d’un maillot collant noir, et qui était ganté de noir.
Jean-Marie reconnut le Maître de l’Épouvante.
Livide, d’une voix haletante, il voulut demander :
— Mais qu’avez-vous ? pourquoi ? par pitié déliez-moi ?
— Te délier ? user de pitié ? ah ça, Jean-Marie, mais tu deviens fou ? Tu as oublié ?
— Maître, je vous en supplie.
— Tais-toi et écoute ce que j’ai à te dire, Jean-Marie. Tu es le valet de guillotine, tu aimes ton métier, or, il se trouve que dans trois jours – dans trois jours, tu le disais tout à l’heure – tu vas avoir à exécuter, à Quimper, un homme qui est innocent des crimes qu’on lui reproche, un homme qui m’a fidèlement servi, un homme que je veux sauver, Œil-de-Bœuf. Dis-moi, Jean-Marie, peux-tu t’engager sur l’honneur à sauver Œil-de-Bœuf ? Je ne peux pas laisser guillotiner l’un de mes lieutenants, peux-tu me promettre, toi, toi que je tiens en ce moment à ma merci, de m’aider à le sauver ? Veux-tu faire en sorte que la guillotine, cette guillotine sur laquelle tu es couché, ne fonctionne pas lorsque Deibler, à la sinistre minute, pressera sur le déclic ?
— Mais cela ne sauverait pas Œil-de-Bœuf ?
— Si. Au moment où Œil-de-Bœuf sera couché sur cette bascule, au moment où Deibler pressera le déclic, si le déclic ne fonctionne pas, Œil-de-Bœuf est sauvé. L’usage veut, Jean-Marie, que, lorsque le bourreau ne peut immédiatement accomplir son sinistre office, on détache le condamné à mort, on le ramène en prison et le président fait grâce. La vie d’Œil-de-Bœuf est donc entre tes mains et je ne veux pas qu’il meure. Allons, vas-tu me servir ?
— Maître, déliez-moi et je vous servirai fidèlement, Œil-de-Bœuf ne sera pas exécuté.
Jean-Marie, en ce moment, ne doutait point que Fantômas n’acceptât le compromis qu’il venait en somme de lui offrir lui-même. Mais il devait, aller d’effroi en effroi.
Loin de paraître en effet le moins du monde ému par le serment de Jean-Marie, le Maître de l’Épouvante ricana :
— Voilà bien ce que j’attendais de toi, lâche et poltron, traître et peureux. Jean-Marie, Jean-Marie, sais-tu bien que, moi, qui n’ai peur de rien, tu me fais peur ? Oui, tu me fais peur. Car tu incarnes tous les vices humains. Ah, ah, vraiment, tu tombes dans tous les pièges que l’on te tend. Après m’avoir trahi, je t’offre de trahir la guillotine, qui est en somme ton unique amour, et tu acceptes, d’enthousiasme. Jean-Marie, Jean-Marie, tu n’es donc pas capable, même pour tes passions, de vaincre ta peur ?
Jean-Marie s’était repris à trembler.
— Mais je ne vous ai jamais trahi, s’écria-t-il sur un ton désespéré. C’est vous qui venez de me demander d’empêcher que la guillotine fonctionne.
— Tu ne m’as jamais trahi ? ripostait Fantômas, tu crois ? Dois-je te rappeler qu’après m’avoir donné ta parole de ne rien faire sans moi tu as voulu, seul, assassiner dame Brigitte ? Dois-je te rappeler que, plus tard, tu t’es entendu avec le prince Nikita pour dépouiller ma fille ? Mais tu as fait pis encore, Jean-Marie. Allons, souviens-toi. Qui donc, lorsque ma fille – et tu savais que c’était elle – est allée au clos d’équarrissage, a voulu la violenter ? qui donc plus tard encore, il y a deux jours à peine, au cours de la rafle qui eut lieu dans la plaine de Saint-Ouen, a voulu assommer Hélène d’un coup de poing pour lui ravir le portefeuille ? ce portefeuille qu’elle tenait, que je voulais et que tu voulais aussi pour le vendre, pour contrarier mes desseins ? Réponds, Jean-Marie, te dis-je, quelle vengeance crois-tu que je doive tirer de toi, de toi qui n’as pas craint de t’attaquer à ma fille ?
— Pitié.
Mais pouvait-on demander pitié à Fantômas ? Le Roi de l’Effroi ricana encore. Imitant la voix de la brute dont il venait de s’emparer, il répétait :
— Voilà tout ce que tu sais dire ? voilà tout ce que tu trouves ? Tu veux que je te fasse miséricorde alors que tu t’es attaqué à ma fille ? Sens-tu ce qu’il y a de monstrueux dans ta demande de pitié ?
— Je sauverai Œil-de-Bœuf.
— Imbécile. Je n’ai pas besoin de toi pour sauver mon lieutenant.
Fantômas, qui jusqu’alors s’était tenu devant la guillotine debout, en face de Jean-Marie, s’approcha du misérable, le frôla presque :
— Tu ne mérites aucune pitié. Avant de venir ici, avant de m’introduire dans ce hangar où je savais bien que tu trouverais moyen de rester seul pour satisfaire à ton aise la hideuse passion qui t’attache à cet instrument de mort, j’avais pesé ta conduite. En vérité, tu vas mourir. Tu aimais ta guillotine ? Parbleu, tu vas mourir de ton amour. Regarde-moi bien, Jean-Marie, ne perds pas un de mes gestes, regarde. Regarde de tous tes yeux, je lève le doigt, ma main cherche le déclic. J’ai le pouce sur le déclic. J’appuie. Le couperet, en une seconde va glisser le long des montants et tu seras mort, et tu auras le cou tranché, et ton corps ne sera plus que deux tronçons informes d’où le sang, que tu aimais, jaillira en jets épais et lourds. Regarde, Jean-Marie, regarde le couteau qui domine ton cou.
Brusquement, Fantômas pesa sur la bascule, la renversa.
Jean-Marie devait vivre cette horreur intense de contempler en effet au-dessus de lui, à la lueur fumeuse du falot le couperet triangulaire. Jean-Marie se sentit perdu.
— Fantômas, commença-t-il, ne me tue pas, j’ai le portef…
Mais, indifférent à ce que clamait l’apache, n’écoutant même point ce qu’il hurlait, Fantômas avait achevé sa phrase :
— Regarde, Jean-Marie, je vais presser sur le déclic, je le presse.
En même temps, Fantômas avait mis en action les rouages de la guillotine.
Avec une rapidité effrayante, le couperet s’était pris à glisser au long des montants. La tête de Jean-Marie, sectionnée net, roula sur le sol. L’apache n’avait pas eu le temps d’achever les mots mystérieux qui, peut-être, l’auraient sauvé. Il avait parlé trop tard. Sa voix s’étrangla dans sa gorge. Le heurt sourd du couperet tranchant les os, puis, s’arrêtant au long des montants, heurtant une plaque de liège, résonna seul dans le silence du Hangar Rouge.
Le corps de Jean-Marie, agité d’épouvantables crispations, se tordit alors quelques secondes sur la bascule, puis, rigide, demeura immobile.
— Justice est faite, cria Fantômas.
Quelques secondes encore, le bandit demeura dans le Hangar Rouge. Il ne détacha point le corps de celui qu’il venait de supplicier, mais cependant il s’affairait auprès de la guillotine :