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L’ambassadeur s’arrêta net de parler. Il venait d’entendre un léger bruit dans le couloir voisin, il bondit à la porte, l’ouvrit. Son visage renfrogné se transforma immédiatement, tant était grand l’empire qu’il avait sur lui-même. Il venait, en effet, d’apercevoir l’un de ses invités, M. Ellis Marshall visiblement égaré dans le dédale des appartements.

— Que cherchez-vous donc mon cher ami ?

— Le fumoir, dit l’Anglais en souriant, figurez-vous que je me suis perdu dans votre hôtel, je ne puis plus retrouver mon chemin.

L’ambassadeur appela un valet, fit reconduire son invité, lequel ajouta en s’éloignant :

— Ces dames vous réclament au salon, mon cher ambassadeur. Savez-vous qu’il y a déjà plus d’une demi-heure que vous êtes absent. Vous leur manquez.

— Qu’on m’excuse, dit le diplomate, coupant court.

Les regards du policier s’étaient croisés avec ceux de l’invité égaré du diplomate :

— Quel est donc ce monsieur ? demanda Juve.

— M. Ellis Marshall, baronnet, un riche Anglais.

— Bien, fit Juve, n’est-ce pas lui qui entoure de ses assiduités la princesse Sonia Danidoff ?

— On le dit, mais cela n’a aucune importance pour ce qui nous occupe.

— Qui sait ? murmura Juve.

L’ambassadeur avait repris :

— Si le Skobeleffdésormais est commandé par un officier qui n’est pas Ivan Ivanovitch, – et nous en avons malheureusement la preuve, – c’est qu’évidemment quelqu’un a eu connaissance de ce document secret, a voulu s’en emparer. Il ne faut pas, monsieur, que cet homme puisse quitter le bord du Skobeleff. Mieux vaut que le navire périsse avec tout son équipage, qu’une indiscrétion qui pourrait avoir pour la paix les plus effroyables conséquences.

— Comme vous y allez, Excellence. D’ailleurs, je ne suis pas de votre avis, pas tout à fait du moins. Je crois, je veux croire que le personnage qui a pris la place du commandant Ivan Ivanovitch ignore l’existence de ce document, et que s’il est monté à bord du Skobeleff, c’est pour se tirer d’une situation absolument inextricable sans autre issue que celle consistant à se faire passer pour le commandant du Skobeleffou tout au moins pour un officier autorisé à commander ce navire.

— Monsieur, peu importe, il faut que ce document nous revienne, il est indispensable que le portefeuille rouge soit rendu par mon intermédiaire à Sa Majesté l’Empereur, il faut, par tous les moyens possibles, rejoindre le Skobeleff, reprendre ce qu’il contient. Êtes-vous l’homme de cette mission ?

Une seconde d’hésitation. Puis Juve répondit, catégorique :

— C’est une affaire entendue, monsieur, je m’efforcerai de rattraper ce document avant que le Skobeleffait rejoint Sa Majesté le Tsar.

— Même au prix des plus grands périls ?

— Même au prix des plus grands périls.

Les deux hommes échangèrent une chaleureuse poignée de mains.

Juve allait s’en aller, simple et calme comme à son ordinaire, mais l’ambassadeur l’arrêta :

— Un instant encore, monsieur.

— À vos ordres.

— Il faut, poursuivit l’ambassadeur, que l’entretien que nous venons d’avoir soit à la fois le premier et le dernier.

— Ah ?

— Une discrétion absolue s’impose. Il faut un tiers entre nous, pour que nous puissions correspondre à l’insu de tous. Lorsque vous aurez retrouvé le portefeuille, – et je ne doute pas que vous n’y parveniez –, vous le remettrez à quelqu’un que vous ne connaissez pas encore et dont voici le nom. C’est le lieutenant Prince Nikita, petit-cousin du Tsar. Vous le rencontrerez dans quatre jours, à votre domicile à Paris.

— C’est donc le délai que vous m’accordez, monsieur, pour retrouver le portefeuille ?

— Avec l’aide de Dieu, j’espère que vous aurez réussi, ou sans cela…

— Sans cela ? fit Juve.

— Sur l’icône que vous voyez là, monsieur, je jure de prier le Ciel de toute la force de mon âme, et j’ai la foi que Dieu vous aidera à réussir.

Quelques instants après, Juve, descendait l’escalier.

— Le Ciel, grommelait-il, c’est parfait, sans doute, mais j’ai confiance également en mon revolver.

Et le policier caressait machinalement la crosse de son browning :

— Et dire que je n’ai pas pu leur annoncer à l’un ou à l’autre, ni à M. Annion, ni à l’ambassadeur extraordinaire, que le faux commandant du Skobeleff, que l’homme au sort duquel le portefeuille rouge est désormais lié, n’est autre que le plus sinistre bandit que la terre ait jamais porté, n’est autre que…

Cependant, l’ambassadeur n’avait pas encore regagné le salon de réception où se tenaient ses invités. Le diplomate, qui avait repris sa physionomie impassible et de morgue hautaine, venait de faire appeler son secrétaire :

— Serge, fit-il, écrivez, je vous prie.

Le secrétaire du diplomate s’installa. Son maître lui dicta la dépêche suivante :

Lieutenant Prince Nikita. Palais Ducal Moscou.

Urgence rentrer, vous ai trouvé excellent parti pour mariage désiré.

Marguerite.

— Est-ce que c’est bien ça Serge ? demanda l’ambassadeur.

— Oui. Excellence.

L’ambassadeur se prit à sourire :

— Mon petit, fit-il en appuyant affectueusement la main sur l’épaule du jeune homme, j’espère que dans quatre jours le prince sera ici et que, vingt-quatre heures après, il aura rendu un tel service à notre pays que Sa Majesté l’Empereur, qui le tient en disgrâce depuis plusieurs années déjà pour des fredaines, ne pourra pas lui garder rigueur plus longtemps.

— Il faut l’espérer, Excellence.

Le comte Vladimir Saratov quitta alors son cabinet et rejoignit enfin les invités qu’il venait d’abandonner pendant près d’une heure.

***

Cependant, deux des hôtes de l’ambassadeur extraordinaire n’avaient pas tardé à écourter la soirée.

La princesse Sonia Danidoff, prétextant une violente migraine, avait demandé l’autorisation de retourner chez elle. Puis, quelques instants plus tard, Ellis Marshall s’était éclipsé, s’apercevant soudain qu’il avait encore deux soirées dans le monde où il devait faire acte de présence. Ce prétexte n’avait dupé personne et l’on s’imaginait – à tort d’ailleurs – que le baronnet était allé rejoindre la princesse Sonia Danidoff qui passait pour sa maîtresse.

Il n’en était rien, mais, à coup sûr, ce ne devait pas être de la faute de l’Anglais.

Cependant que la princesse, montée dans un élégant coupé automobile, regagnait son hôtel, Ellis Marshall avait sauté dans un taxi et s’était fait conduire au coquet rez-de-chaussée qu’il occupait aux environs de la place de l’Étoile.

Il avait demandé à son valet de chambre d’aller réveiller le mécanicien et de faire amener avant une heure la voiture automobile devant la porte.

L’Anglais possédait une puissante quarante chevaux, gréée en voiture de course, avec laquelle il sillonnait les routes de France.

Puis, Ellis Marshall échangea en hâte son habit de soirée contre un costume de voyage. Il se fit conduire par taxi-auto à Neuilly, arrêta le véhicule à un carrefour, donna l’ordre d’attendre et, à pas furtifs, se dirigea vers l’entrée de service du somptueux hôtel habité par la princesse Sonia Danidoff.

Ellis Marshall tira une clé de sa poche, ouvrit la grille qui communiquait avec les communs, pénétra dans la propriété. Une masse sombre s’élevait au milieu du parc : l’hôtel de la princesse.

Dans le silence de la nuit, dissimulé au pied de la maison, Ellis Marshall siffla trois fois, puis il attendit. Des pas légers se firent entendre au bout de quelques instants. La fenêtre de l’office s’entrebâilla, une tête se profila dans l’embrasure, celle d’une jeune femme.

— C’est vous, Nadine ? demanda Ellis Marshall.

— C’est moi, répondit la personne.

Comme s’il se fût agi d’un geste habituel, l’élégant homme du monde parut tendre la main à la personne qui avait toutes les allures d’une soubrette, mais en même temps qu’il touchait la paume il y glissait discrètement quelques louis d’or :

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