— De la frayeur, monsieur Deibler ? Vous voulez plaisanter. Dites que je suis aux anges. Vous savez bien ce que je vous ai avoué le jour où nous avons fait connaissance ? Je n’ai qu’une passion, moi, le sang, l’odeur du sang, la tiédeur du sang. Ah, ma foi, monsieur Deibler, je vous assure que je n’ai aucune terreur. Non, ce n’est pas la guillotine qui me fera jamais frissonner, moi, au contraire, enfin, je veux dire : qui me fera frissonner de peur.
À sept heures du soir, M. Deibler était venu mystérieusement en compagnie de ses quatre valets au Hangar Rouge. Son arrivée était ce soir-là presque passée inaperçue, car il ne venait jamais aussi tard.
À l’intérieur du Hangar Rouge, M. Deibler et ses aides, le plus tranquillement du monde et comme accomplissant une besogne fort ordinaire, préparaient la guillotine, la montaient lentement, s’assurant que l’humidité ne l’avait pas détériorée, que le couteau glissait irréprochablement au long de ses bras, que la bascule jouait librement, qu’au cours de la prochaine exécution, enfin, aucun incident ne viendraient entraver l’œuvre de justice.
— Jean-Marie, appelait M. Deibler de temps à autre. Regarde bien, ce n’est pas compliqué, mais encore il convient de ne point faire de gaffes. Tu vois ? Ce montant se visse de cette manière, et celui-ci se place ainsi.
Jean-Marie recevait des mains des autres aides, les unes après les autres, les différentes pièces des bois de justice.
Et de la sorte, dans le Hangar Rouge où M. Deibler venait d’allumer trois falots qui répandaient une lueur blafarde, le bourreau et ses aides, paisiblement, travaillaient à leur travail sinistre, auquel ils étaient loin d’ailleurs d’attribuer le caractère lugubre qu’on lui prête habituellement.
— Le couperet, disait M. Deibler, qui maniait avec indifférence, dans ses fortes mains, le tranchet triangulaire qui glisse entre les bras de la « Veuve », le couperet, Jean-Marie, regarde comme je le monte ? Tu vois ? c’est enfantin. Il suffit de le hisser, de l’arrêter sur le cliquet, et, crac ! au moment d’opérer, quand on presse sur le déclic, il glisse avec une rapidité d’éclair. Hop, tu as bien vu ? je te dis que c’est enfantin.
C’est enfantin.
M. Deibler aimait cette expression.
— Je ne décide rien, disait-il souvent, j’exécute. Je ne suis pas le cerveau, je suis la main. Que je sois ou non partisan de la peine de mort, on n’a même pas à s’en préoccuper. Ma profession est d’être bourreau. Je suis bourreau. Et voilà tout.
Tels n’étaient pas les sentiments de Jean-Marie…
Lorsque, M. Deibler, en effet, frappé de l’insensibilité de l’apache contemplant, sans un tressaillement la mort de son camarade, était entré en relation avec lui, il ne s’y était pas trompé. M. Deibler avait estimé que cet homme ferait un parfait valet de guillotine, qu’il serait à l’abri de toute nervosité, de toute émotion même. Il avait vu juste.
Au cours de la répétition sinistre que le bourreau faisait dans le Hangar Rouge, Jean-Marie, en effet, maniant pour la première fois les montants de la « Veuve », sentant le contact des bois gluants de sang, prêts à en boire encore, ne tressaillit même pas.
Jean-Marie n’était encore venu au Hangar Rouge que quelques fois. On eût juré qu’il était familier du sinistre local.
— Excellente recrue, pensait d’ailleurs le bourreau en contemplant son nouvel aide.
Et, tout naturellement, comme s’il n’avait point communiqué une nouvelle d’importance, M. Deibler instruisait l’apache :
— Jean-Marie, la guillotine que nous venons de monter est celle qui fonctionne à Paris, celle dont nous nous servons le plus communément, en somme celle qui, probablement, tranchera le cou du Camelot d’ici à quelques mois, si, comme il est probable, ce criminel est condamné à mort par le jury, lorsqu’il passera en Cour d’Assises. Allons dîner. Nous reviendrons d’ici une heure et nous monterons l’autre guillotine, celle dont nous nous servirons dans trois jours, celle que nous utiliserons à Quimper pour guillotiner cet autre criminel, Œil-de-Bœuf, condamné à mort pour avoir assassiné un officier russe.
— Vingt dieux, patron, alors, ce soir, nous aurons à monter deux guillotines ? Ah, c’est une belle journée.
Et la brute pensait ce qu’elle disait, s’applaudissait d’avoir la perspective de travailler toute une nuit à sa lugubre besogne, à la toilette de la « Veuve ».
***
Il y avait quelque temps déjà que M. Deibler et ses aides s’étaient retirés du Hangar Rouge. Or, soudain, la porte grinça.
Un homme, prenant garde de faire du bruit, se glissa à l’intérieur du local, tira la porte sur lui, craqua une allumette, enflamma un falot et vint se camper devant la guillotine dressée au centre du hangar.
C’était Jean-Marie.
Jean-Marie, alors qu’il se rendait à un restaurant voisin pour dîner en compagnie de M. Deibler, s’était brusquement arrêté, fouillant les poches de sa veste :
— Tiens, j’ai oublié mes cigarettes.
Et tout naturellement, il pria le bourreau :
— Donnez-moi la clef, patron, je cours les prendre et je vous rejoins.
M. Deibler n’avait pas fait de difficultés. Il avait déjà envoyé deux ou trois fois Jean-Marie faire des commissions au Hangar Rouge, et la sinistre brute s’en était parfaitement acquittée. M. Deibler, sans méfiance, confia sa clef.
Mais était-ce bien pour chercher des cigarettes oubliées que Jean-Marie revenait au hangar ?
À peine la porte était-elle refermée, à peine était-il certain d’être seul, face à face avec la guillotine, que Jean-Marie parut saisi d’une sorte de joie indéfinissable et folle.
Debout devant la guillotine, tremblant de tous ses membres, il contemplait fixement la hideuse machine, la caressait du regard, la scrutant dans ses moindres détails et bientôt, entraîné par son émotion, il l’apostrophait à haute voix :
— Te voilà donc, disait-il, machine de mort, machine qui tue, machine qui aime le sang autant que moi, plus que moi. C’est ton couperet qui, dans un éclat d’acier, tranche les cous, mord les chairs, broie les os et répand des ruisseaux de ce sang rouge que, toi et moi, nous aimons à respirer. Te voilà, machine rouge, devant qui tous se troublent, devant qui tous s’effarent, devant qui tous suent de peur et que, moi je contemple avec la tranquillité de l’indifférence, avec la joie de la curiosité, avec la volupté du désir.
Assurément, Jean-Marie était fou.
C’était un fou véritable qui tournait et retournait autour de la guillotine ; c’était un regard de folie qu’il promenait sur les montants de bois rouges, et c’était un geste de dément qui, tout d’un coup, faisait qu’il se précipitait sur le bâti du sinistre couperet, qu’il étreignait de ses bras, qu’il collait ses lèvres à la planche de la bascule.
C’était un démoniaque, que Jean-Marie.
Tandis qu’il tenait ainsi embrassée la guillotine, la machine de mort, il râlait :
— Écoute, écoute, dans trois jours, au petit matin, on te dressera, toi ou ta sœur, sur une place de province. Dans trois jours. Entends-tu ? Tu tendras tes bras sanglants vers le ciel. Je serai là, moi, ton valet. Ils seront là, tes autres serviteurs. Nous t’entourerons de tous nos soins et de toutes nos précautions. Et puis, soudain, il y aura un roulement de tambour, les soldats que l’on aura mis en piquet d’honneur autour de toi présenteront les armes. Et l’on descendra de voiture le condamné. Et l’on t’amènera, pour tes noces rouges, mon ancien camarade, cet Œil-de-Bœuf, cet Œil-de-Bœuf dont tu es dès maintenant assurée de broyer la vie, de trancher la tête.
Et Jean-Marie, comme pris d’une exaltation satanique, s’agrippant aux montants de la guillotine, se collait à la planche de la bascule, s’y couchait, léchait le couperet du regard, répétant d’une voix que le silence enflait en échos prodigieux :
— Dans trois jours, entends-tu, guillotine ? Dans trois jours. Tu fonctionneras, tu rempliras ta besogne de tueuse, tu tueras, et ce sera moi, ton valet qui aurai l’honneur d’essuyer tes lèvres sanglantes, d’éponger ton couperet éclaboussé. Dans trois jours. Tiens, déjà, guillotine, je t’avais confié ce à quoi je tiens le plus au monde. Mais que m’importe ? cela, ce n’est pas ton affaire, cela, tu t’en moques. Tiens, tu n’as qu’un souci, sans doute, c’est de tuer et de tuer encore. Ah, comme tu serais contente, Machine Rouge, machine qui, d’un seul geste, crée de la mort, si tu pouvais m’entendre. Dans trois jours, je te dis que, dans trois jours, tu tueras.