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Pour être sûr que cet ordre serait exécuté, M. Smith donna un pourboire au serviteur et s’en alla.

De l’autre côté du bateau, dans la section tribord, une scène semblable se déroulait au même instant.

À une femme de chambre préposée au service des cabines, un homme d’un certain âge avait demandé :

— M. Smith est-il chez lui, cabine 92 ?

Et comme on lui répondait par la négative, le visiteur dissimulant mal un mouvement de mécontentement avait murmuré :

— Dès qu’il arrivera vous lui direz que M. Duval est venu le demander… ou… du moins… réflexion faite, ne lui dites rien, absolument rien.

Et pour être sûr que la consigne serait observée, le personnage qui s’était donné comme étant M. Duval, glissait une gratification dans la main de la soubrette.

Puis il était remonté paisiblement par l’escalier qui conduisait au pont supérieur.

Ces deux passagers évidemment n’allaient pas tarder à se rencontrer.

Encore que les paquebots transatlantiques soient de véritables villes flottantes, il est difficile de supposer que deux personnes les habitant soient incapables de s’y retrouver, à moins qu’elles n’y mettent une fort mauvaise volonté.

Quelques instants d’ailleurs après ces petits incidents qui sont les événements courants de la vie de bord, M. Duval revenait à sa cabine, il ne songeait pas à interroger le domestique chargé de son service et celui-ci, fidèle à la consigne donnée, s’abstenait de lui parler de la venue de M. Smith.

M. Smith toutefois, avait, lui aussi, regagné sa cabine, mais plus subtil sans doute que le voyageur qui était venu le demander, il questionnait la femme de chambre.

Et celle-ci, plus loquace, eu égard à son sexe, que son collègue masculin, répondait après quelques hésitations :

— Ma foi, monsieur, il est bien venu tout à l’heure un M. Duval vous demander, mais s’il vous en parle, ne lui dites pas que je vous ai annoncé sa visite, car il m’a recommandé de ne pas le faire.

M. Smith, très satisfait semblait-il, de cette déclaration, promit bien volontiers le secret à la soubrette.

Quels étaient ces voyageurs qui sans doute se cherchaient avec impatience, et semblaient aussi vouloir s’éviter ?

On s’en doutera peut-être lorsqu’on saura que Fantômas et Juve se trouvaient précisément l’un et l’autre à bord du British Queen.

Mais comment et pourquoi ces deux irréductibles adversaires avaient-ils commis l’imprudence de monter ensemble à bord du même navire ?

L’un d’eux ignorait-il la présence de l’autre, ou bien l’insaisissable bandit et le subtil policier s’étaient-ils entendus pour naviguer ainsi de conserve ?

***

… Quelques jours auparavant, Fantômas, fidèle à la promesse qu’il avait faite à Juve au moment de son pseudo-suicide, de revenir le voir, s’était rendu au domicile du célèbre policier.

Or, les deux hommes en tête à tête, entre quatre murs, avaient eu une longue conversation qui n’avait été suivie d’aucune tentative d’arrestation, aucune tentative d’assassinat.

Certes, les deux hommes au cours de leur entretien s’étaient tenus sur une prudente réserve et méfiés l’un de l’autre, mais en réalité les circonstances étaient telles qu’ils avaient été obligés de s’épargner mutuellement.

Fantômas tenait Juve par le secret du lieu où vivait Fandor.

Fantômas était tenu par Juve, car il avait besoin de son indulgence et de sa neutralité pour retrouver dans la région même où il savait Fandor, un être éminemment cher à son cœur. Et pour le découvrir il avait besoin de la complicité, tout au moins de l’inaction provisoire du célèbre policier.

Les deux hommes avaient donc conclu un pacte tacite et le premier épisode de leur action commune avait été de prendre passage à bord du British Queen, où Juve s’était inscrit sous le nom de Duval et Fantômas sous celui de Smith.

Ces adversaires, plus que jamais irréconciliables malgré tout, s’étaient mutuellement surveillés lors de l’embarquement. Ils ne s’étaient pas perdu de vue tout le temps que le navire avait mis à appareiller et c’était seulement une fois celui-ci hors de vue des côtes, qu’ils avaient tant soit peu relâché leur mutuelle surveillance.

Quelle allait être désormais leur existence pendant les vingt-deux jours de constante cohabitation qu’ils allaient vivre à bord du paquebot ? Malgré les promesses échangées, Fantômas redoutait la colère de Juve, et Juve se méfiait de la mauvaise foi de Fantômas. L’un et l’autre peut-être, dès le lendemain du départ, avaient d’excellentes raisons pour se confirmer dans leurs inquiétudes respectives, car après la scène des cabines, ils cessèrent complètement de se voir.

Fantômas était devenu introuvable et Juve avait disparu. L’on se demandait même dans le voisinage de leurs cabines, qui pouvaient bien être cet étrange M. Duval et ce bizarre M. Smith, car ni l’un ni l’autre n’occupaient leurs appartements respectifs.

***

À quelques jours de là, cependant qu’au lointain s’estompaient les côtes du Portugal et que la chaleur de plus en plus vive annonçait l’approche de l’Afrique, deux hommes, dans l’entrepont, étaient accoudés sur la main courante qui permettait de se pencher sur la chambre des machines.

C’était un matelot anglais, un type de vieux loup de mer à la barbe grise en collier, au teint brique hâlé par la brise et un individu aux allures de cocher de bonne maison qui, profitant, semblait-il d’un certain loisir, avait négligé de faire la toilette de son visage et d’être rasé ainsi qu’il convient.

Les deux hommes venaient de lier connaissance et s’entretenaient cordialement.

— Moi, déclarait le matelot, j’en ai encore pour deux jours, car nous allons arriver aux Îles et j’y débarquerai.

— Je vais plus loin, assurait le cocher. Mon patron est vice-gouverneur du Sénégal, il m’a fait demander voici trois semaines. Nous reviendrons d’ailleurs bientôt en Europe.

Le matelot hocha la tête cependant qu’il considérait sournoisement son interlocuteur dont il identifiait difficilement les traits, vu la pénombre qui régnait dans l’entrepont.

Leur conversation, d’ailleurs, était rendue difficultueuse par le bruit des machines, qui, trépidantes et poussées à pleins feux, produisaient autour d’elles un vacarme aussi régulier qu’assourdissant.

Après une pause, le cocher interrogea :

— Ce sont des « compound », n’est-ce pas, à quadruple extension ?

— Oh oui, dit le matelot, sans aucun doute.

Le marin, tout en bourrant une pipe, dut écouter encore l’interrogation de son interlocuteur.

Celui-ci, préoccupé, semblait-il, du mécanisme de la machine à vapeur, interrogeait :

— N’entendez-vous pas des petits chocs qui semblent faire vibrer toute la mécanique ?

— Oh ! répliqua encore le marin, cela n’a aucune importance. Ces bruits sont très normaux dans des machines aussi puissantes que celles du British Queen.

— Très normaux, très normaux. C’est à savoir ? Ces chocs m’étonnent, ils n’ont pas l’air très naturels…

Le matelot haussa les épaules :

— Vous n’y entendez rien, la machine va très bien ; moi qui suis marin, je m’y connais, tandis que vous…

Le matelot dut interrompre sa déclaration car, au moment même où il parlait, des coups de sifflets stridents transmettaient des ordres à la chaufferie et, quelques instants après, une des machines ralentit, puis s’arrêta.

C’était précisément celle qui produisait le bruit insolite qu’avait remarqué le cocher.

Le cocher interrogea un quartier-maître qui passait et celui-ci expliqua :

— Vous avez raison, il y a en effet une légère avarie à la machine de bâbord. Ces claquements métalliques que vous avez entendus, proviennent soit d’un segment qui bouge, soit du piston qui est desserré. Mais ce n’est rien du tout.

Cependant que le matelot prenait une mine fort étonnée, le cocher lui mettait la main sur l’épaule, puis, se penchant à son oreille, il murmurait d’un ton ironique :

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