Betty Bascombe se leva, secouant machinalement sa jupe puis vint se planter devant Morosini, bras croisés :
— En résumé vous êtes venu pour quoi exactement ?
— D’abord pour retrouver les joyaux historiques dont il s’est emparé par deux fois en assassinant deux femmes. Ensuite faire tout ce qui est en mon pouvoir pour venger la mort d’une autre…
— Et vous êtes seul au monde, vous n’avez pas de famille ?
— Si. Je suis marié et heureux. J’ai aussi des enfants…
— Alors je vais répéter le conseil que je vous ai donné l’autre jour : allez-vous-en ! Ce qui ce passe ici ne vous regarde pas et vous vous briserez sans profit pour quiconque. À moins que vous ne disposiez de nombreux soutiens…
— Aucun en dehors de Ted… et de vous en qui j’espérais beaucoup.
— Autrement dit, personne. Ceci est ma guerre à moi et je n’ai à y laisser qu’une vie dont la vengeance est le seul intérêt. Quant à Ted, il a les pieds sur terre et, après ce que vous a raconté cet Agostino, je serais surprise qu’il veuille se lancer plus avant dans une aventure où il aurait tout à perdre. Or jusqu’à votre arrivée, il se trouvait satisfait de son sort. Ne vous y trompez pas : vous êtes seul et le resterez ! Adieu…
À pas rapides, Betty entra dans sa maison dont elle referma soigneusement la porte derrière elle : Aldo put l’entendre tirer les verrous. Une façon un peu brutale de laisser entendre que l’entretien était terminé et qu’il n’y en aurait pas de suivant.
Il revint lentement vers sa bicyclette qu’il enfourcha mais resta là un moment, assis sur la selle et l’épaule appuyée au tronc du pin à regarder la maison muette avec les yeux de la déception. Il avait espéré en cette femme, pensant stupidement qu’elle accueillerait à bras ouverts un allié imprévu, une volonté sincère de partager son combat mais il n’en était rien. Si inégale qu’elle fût, sa lutte – celle du pot de terre contre le pot de fer ! – elle entendait la garder pour elle et ne le lui avait pas envoyé dire : c’était sa guerre à elle, une vendetta impitoyable qu’elle était prête à payer de sa vie.
Pensant qu’il n’avait plus rien à faire à cet endroit, Aldo rentra à White Horse Tavern. Ted était au bar en train d’essuyer des chopes anciennes et de vérifier le miroitement des verres. Il accueillit son client avec une grimace qui pouvait passer pour un sourire.
— Bien dormi ? Voulez-vous déjeuner ?
— C’est fait depuis longtemps. Je suis même allé rendre visite à Mrs Bascombe mais je prendrais volontiers un café !
À l’exception peut-être de la nombreuse colonie italienne immigrée, Ted Mawes était sans doute le seul Américain capable de faire un café convenable et Aldo en profitait le plus souvent possible. Ted s’empressa de le servir mais le dos qu’il tourna était aussi réprobateur que possible sans qu’il eût besoin de dire un mot. Ce fut seulement quand il plaça le breuvage brûlant devant Morosini qu’il demanda :
— Vous avez pu en tirer quelque chose ?
— Rien… sinon un refus formel d’accepter mon aide.
— Vous lui avez raconté l’histoire de cette nuit ?
— Naturellement. Elle s’est contentée de dire que cela expliquait certaines choses. Sans plus.
— Ah bon ! C’est ce qu’elle a dit ?
— En termes propres. Ça vous étonne ?
— Un peu, oui !
Ted s’adjugea aussi un café et s’accouda au bois poli du bar en face d’Aldo :
— Je n’ai pas réussi à dormir quand nous sommes rentrés. En revanche je n’ai pas arrêté de réfléchir. On est en train de se mêler, vous et moi, de ce qui ne nous regarde pas…
— Des meurtres à répétition, la condamnation d’un innocent regardent tout homme digne de ce nom, fit Morosini cassant. Ne me dites pas que vous avez l’intention de laisser tomber ?
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse d’autre ? Vous vous rendez compte du rapport des forces ? Si ce que nous a raconté Agostino est vrai, le Palazzo pourrait abriter le Parrain suprême d’une Mafia dont on sait qu’elle est plus puissante que le Président Hoover, qu’elle a des ramifications dans le pays entier et que si on fait à peine mine de l’attaquer, on risque de se retrouver les bras en croix avec une corde au cou ou un couteau entre les épaules. Au mieux d’ailleurs car pour ce qui est du pire mieux vaut ne pas essayer de l’imaginer.
— Et si c’est faux puisque vous avez l’air d’en douter ?
— Il reste que Ricci dispose d’armes redoutables, que nous n’aurions aucun secours à attendre du shérif Morris sinon peut-être l’abri d’une cellule à la prison tandis que nous n’avons pas l’ombre d’une preuve à lui mettre sous le nez ! Or je possède une affaire ancestrale à laquelle je tiens autant qu’à l’existence.
Point n’était besoin d’en entendre davantage. Betty Bascombe avait raison sur toute la ligne : Ted n’avait aucune envie de s’engager plus avant dans une expédition où non seulement il n’aurait rien à gagner mais risquerait de tout perdre. Le café qu’Aldo trouvait si bon l’instant précédent venait de prendre le goût amer de la solitude ce qui le dissuada d’en demander un autre. Ted cependant continuait :
— En outre, tenter quoi que ce soit pendant la Season relèverait de la folie pure en dehors du fait que l’on va crouler sous le travail et j’imagine qu’il ne doit pas vous manquer à vous non plus ? Si vous voulez un bon conseil, vous devriez accepter l’invitation de la baronne et vous mêler à la Haute Société dont vous faites partie… ?
— Je ne suis pas venu pour danser ou jouer au tennis, coupa Aldo.
— Je sais mais vous verriez les choses de plus près, vous pourriez rencontrer Ricci puisqu’il fréquente ces eaux-là et peut-être arriveriez-vous à le convaincre de vous vendre ce bijou que vous recherchez ?…
Il ne manquait plus que ça ! Au bord du dégoût, Aldo lâcha :
— Merci de vos conseils mais je ne crois pas en avoir besoin pour exercer ma profession comme je l’entends. Or je n’entends pas payer une fortune pour obtenir un joyau couvert du sang de deux femmes au moins et que des vols crapuleux ont amené dans les mains d’un bandit ! À présent, vous voudrez bien m’excuser mon cher Ted mais je vais faire mes bagages ! Préparez-moi ma note s’il vous plaît…
— Vous partez ?
— Eh oui ! C’est ce que vous souhaitez, n’est-ce pas ?
— Vous partez vraiment ?…
— Je ne crois pas que cela vous regarde !… donnez-moi ma facture !
En réalité il n’en savait strictement rien, n’ayant aucune envie de fuir devant l’ennemi et pas davantage d’aller demander l’hospitalité à Pauline après l’avoir refusée. Il y avait bien la solution de l’hôtel qu’on lui avait déconseillé mais qui, à présent, devait déborder de touristes ? Outre que la baronne pourrait s’offenser. D’autre part il commençait à être las de cette histoire où les portes à peine ouvertes semblaient prendre un malin plaisir à se refermer devant lui.
Il regagnait l’annexe de la Tavern et en était là de ses cogitations quand la torpédo grise de Pauline se matérialisa et Pauline elle-même en jaillit :
— Cette fois, dit-elle en balayant superbement les salamalecs mondains, je vous emmène. Et pas de résistance s’il vous plaît ! Vous avez assez joué les touristes anonymes, il est temps de réendosser l’armure. Je vais vous aider à faire vos bagages…
Elle, toujours tirée à quatre épingles, offrait ce matin une image inattendue en jupe plissée, sweater blanc et chaussures de tennis cependant qu’un bandeau élastique avait bien du mal à garder un semblant de maintien à ses cheveux noirs en désordre.
— Et la raison de cet enlèvement ?
— Ne soyez pas fat ! Il se passe des choses beaucoup plus intéressantes dans le quartier chic que dans l’auberge de Ted Mawes.
— Quoi par exemple ?
— Je vous le dirai plus tard ! En attendant nous avons à faire et il faut nous dépêcher si nous voulons avoir le temps de vous installer et nous mettre en tenue convenable pour passer à table !
Sans attendre un quelconque assentiment, Pauline se rua dans la chambre, chercha la grande valise, le sac à chaussures et la mallette de toilette, entreprit d’emplir les deux premiers avec ce qui lui tombait sous la main pendant qu’Aldo d’autant plus résigné qu’il grillait de curiosité se chargeait des objets de toilette et de ce matériel de peintre qui lui avait si peu servi.