— N’est pas au courant de ce qui se passe sur le vieux continent sinon il aurait entendu parler de Margot la Pie, croqueuse de diamants et voleuse réputée insaisissable.
— Et c’est elle ?
— Absolument ! Je la connais de longue date.
— Dans ce cas, émit la baronne, si comme vous le pensez elle court un danger en épousant Ricci, le moyen de la sauver est simple : faites-la arrêter !
— Sans preuves ? Et avec un shérif à la dévotion de Ricci ?
— Oh là là ! Que c’est compliqué ! Mon cher Ted auriez-vous encore quelques gouttes de cet élixir qui vous vient de Terre-Neuve avec la morue salée ? Nous avons besoin de nous éclaircir les idées !
Cette fois l’aubergiste mit beaucoup d’empressement à servir la baronne, Aldo et lui-même. On but en silence comme il convenait à l’âge de la liqueur en question.
— Bien ! soupira Pauline en reposant son verre. Il se fait tard et un peu de sommeil nous sera salutaire. Allez chercher votre brosse à dents Aldo, je vous emmène ! Vous n’avez besoin que d’elle toutes vos affaires sont déjà à Belmont Castle.
— Comment ça ? protesta Morosini.
— L’hôtel Plaza me les a remises le plus simplement du monde.
— Mais c’est contraire à la loi ! Ils n’en ont pas le droit !
— C’est possible mais je suis une Belmont et je possède une partie de leurs actions. En outre, je crois que je leur suis sympathique ? acheva-t-elle avec un sourire satisfait. Venez à présent !
— Désolé, Pauline mais je reste ! déclara fermement Aldo. À moins que Ted me considère indésirable ?
— Sûrement pas ! bougonna l’autre. On commençait à s’entendre et on pourrait continuer.
Madame von Etzenberg ouvrit la bouche pour protester mais Aldo la gagna de vitesse :
— Comprenez donc, baronne, que j’ai besoin de garder mes coudées franches, ce qui serait impossible en compagnie de votre frère et de votre belle-sœur. En outre il faut que je m’occupe de cet homme, ajouta-t-il en désignant Agostino qui avait replongé dans son divan.
— Qu’allez-vous faire ? interrogea Pauline.
— Le dessoûler d’abord et lui poser quelques questions. Après j’essaierai de lui faire quitter l’île puisque c’est son désir mais comme on doit déjà le chercher, la tâche ne va pas être facile…
— Très facile au contraire, reprit Pauline en tendant son verre pour « un léger supplément ! ». Je vous ai dit que notre yacht le Mandalarepartait à l’aube pour New York chercher le reste de la tribu. Il le ramènera mais ensuite…
— Il se débrouillera et son sort ne nous regardera plus. Cela dit merci, baronne !
— Il n’y a pas de quoi ! Ted, vous connaissez bien le capitaine Blake qui commande le Mandala. Il vous prendra votre bonhomme sans problème. Ajoutez tout de même que c’est moi qui l’envoie. Et puis il a toujours la possibilité de me téléphoner. Sur ce, messieurs, je vous laisse. J’adorerais rester parce qu’il va sûrement se dire en mon absence des choses passionnantes mais il vaut mieux que je rentre à la niche. Une baronne veuve de fraîche date n’a pas le droit de courir le guilledou la nuit entière. On en jaserait à l’office et mon frère n’apprécierait pas.
Tandis qu’Aldo raccompagnait Pauline à la grosse voiture de sport qui l’attendait devant la Tavern et qu’elle conduisait elle-même, Ted filait à la cuisine faire un grand pot de café très fort qu’il rapporta avec un seau vide, un broc d’eau fraîche et des serviettes.
Faire ingurgiter tasse après tasse d’un breuvage noir comme de l’encre mais odorant à un homme obstiné à rester roulé en boule dans son sommeil, le faire marcher entre-temps pour le ramener à la conscience ne fut pas aisé. L’horloge de l’église proche sonnait une heure quand enfin Agostino réveillé après avoir vomi la plus grande partie de son café put s’installer devant les nourritures solides réclamées par son estomac. Aldo s’assit en face de lui et beurra une tartine.
— Vous êtes toujours décidé à quitter l’île ? demanda-t-il sans se soucier du regard sombre de son vis-à-vis.
— Je n’ai pas le choix. Si on me trouve je suis un homme mort !
— S’offrir une petite virée un peu arrosée n’est pas un si grand crime ?
— Boire nous est interdit doublement : par la loi sans doute mais surtout par le patron. N’importe comment, je veux partir et le plus loin possible…
— On va vous conduire à un bateau, le yacht des Belmont qui vous ramènera à New York…
— Vraiment ?
Un immense soulagement se lisait sur le visage brun du fugitif.
— Vraiment ! Vous saurez vous en sortir ensuite ?
— J’espère. Le principal est de partir d’ici sans être vu.
— Nous allons faire en sorte qu’il en soit ainsi. Je vous donnerai aussi un peu d’argent.
Agostino examina un instant son interlocuteur d’un œil où une inquiétude, une méfiance revenaient :
— Pourquoi m’aidez-vous ? Qui êtes-vous ?
— Il importe peu. Je vous aide parce que vous avez fait ce que vous pouviez pour sauver Jacqueline Auger.
— Vous la connaissez ?
— Je l’ai connue. Pas très longtemps je l’avoue. Le temps d’un déjeuner, le temps de lui rendre courage… puis elle a été tuée presque sous mes yeux.
— Elle est morte ? Oh… non !
— Oh si !… Vous ne le saviez pas ?
— Comment je l’aurais su ? Le lendemain de sa fuite, j’ai embarqué avec le patron sur le Leviathan. Et vous dites qu’elle a été tuée ?
— Pas comme les autres. Cette fois c’est un taxi qui l’a écrasée mais pour être morte elle est bien morte. Et enterrée : j’ai ramené son corps en France. Et maintenant, je veux en savoir davantage…
Agostino essuya à sa manche la larme qui coulait et renifla pour retenir les suivantes :
— Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne sais pas tant de choses que vous le croyez.
— Ça c’est à moi d’en juger. Vous êtes – ou vous étiez ! – valet de chambre chez Ricci ?
— Oui.
— Donc vous ne le quittiez pratiquement jamais. Depuis combien de temps le serviez-vous ?
— Une dizaine d’années. Je n’ai pas eu à m’en plaindre parce que j’étais généreusement payé et j’ai pu me faire une pelote que je pense en lieu sûr.
— Autrement dit, vous avez assisté à deux mariages au soir desquels il a été obligé de s’éloigner suffisamment pour éviter d’être accusé des meurtres qui les ont suivis. Vous êtes parti avec lui ?
— Oui et j’ai pu répondre sans mentir à la police qu’il était effectivement où il le prétendait. Il n’avait pas besoin, en outre, de ma caution : ses alibis soutenus par le personnel ferroviaire et hôtelier, les gens d’affaires qu’il rencontrait aussi étaient plus que solides.
— Et pourtant vous savez que le meurtrier c’est lui. Disons que c’est lui qui donne l’ordre de tuer ?
— Non.
— Comment ça, non ? intervint Ted Mawes qui suivait le dialogue avec une attention passionnée.
Agostino regarda tour à tour chacun des deux hommes penchés sur lui et la franchise de ce regard était indubitable.
— Je sais que c’est difficile à croire pourtant je ne peux que répéter : il ne tue pas et n’en donne pas non plus l’ordre. Il épouse, il ne consomme pas et il s’en va…
— Admettez que c’est difficile à avaler ! reprit Aldo. Vous n’avez pas la prétention d’essayer de nous faire croire à la culpabilité de ce malheureux Peter Bascombe ?
— Certainement pas. Il n’a même jamais eu, j’en suis sûr, l’occasion d’approcher les deux victimes.
— Si vous en étiez certain, pourquoi ne pas l’avoir dit aux juges ? gronda Ted.
L’ex-valet eut un rire sans gaieté :
— Vous croyez que l’on aurait admis que je fasse quoi que ce soit pour le disculper ? Je n’aurais pas vécu longtemps après. C’est l’omerta qui le veut. La loi du silence et elle règne sur la Mafia.
— Et Ricci est un mafioso de haut rang j’imagine… comme vous devez en être un moins important. En ce cas, pourquoi avoir choisi de fuir au lieu de vous tenir tranquille et de laisser faire ?