— Pourquoi donc ?
— Parce que si vous la laissez faire, je ne donne pas six mois à votre ex-ami avant de se prendre pour Ramsès II. C’est drôle que vous soyez sur le même bateau ?
— Simple coïncidence dont j’ai été le premier surpris après l’escale de Plymouth.
— Je sais : la belle Alice, ses trente malles et son nouveau toutou préféré ont embarqué avec nous. Il faut espérer que ce pauvre homme remettra les pieds sur terre avant qu’il ne soit trop tard ! Vous pourrez peut-être l’y aider ?
— Certainement pas ! affirma Morosini en se levant. Je me rends à New York pour une affaire. Une fois celle-ci conclue, je rentre… par le premier bateau…
— Si vous n’avez pas vu l’Amérique depuis longtemps, ce serait dommage. Laissez-nous, ma femme et moi, vous montrer à quel point elle peut être séduisante !
— Merci de l’offrir ! Nous en reparlerons… À présent, je vous abandonne si vous le permettez j’ai vraiment sommeil !
— Moi aussi et je vais aller voir où en est Caroline !
Les deux hommes se serrèrent la main et chacun partit de son côté.
Dans les trois jours qui suivirent, Aldo eut l’impression, non seulement de vivre dans un monde à part ce qui était assez normal, mais dans un monde tournant à l’envers. Alors qu’il s’agitait dans le même espace clos que ses meilleurs amis, il côtoyait surtout des gens qui lui étaient inconnus comme les Ivanov, Van Laere et sa fiancée, l’acteur français dont il appréciait l’humour et l’élégance naturelle. C’était particulièrement sensible avec Adalbert qui l’ignorait de façon quasi systématique. Auprès de Gilles Vauxbrun, Aldo retrouvait encore l’ancienne cordialité mais seulement quand ils étaient seuls. Dès que la baronne Pauline s’inscrivait dans le paysage, l’antiquaire se ruait sur elle comme si Aldo eût été une bombe à retardement capable de la faire exploser. Ce qui au fond amusait la jeune femme qui ne protestait pas, se contentant d’un clin d’œil complice au passage. Ni elle ni Aldo n’avaient envie de faire de la peine au brave Gilles saisi visiblement d’une de ces passions dévorantes dont il était coutumier. En temps normal Aldo considérait ces flambées de façon débonnaire mais, cette fois, cela finit par l’agacer. La veille de l’arrivée à New York, il accéléra sa toilette en vue du dîner et alla frapper à la porte de son ami chez lequel ces préparatifs prenaient un temps fou. Il entra sans attendre la réponse.
L’antiquaire était occupé à nouer avec précaution la cravate neigeuse qui était comme le point d’orgue de l’habit de soirée. Il sursauta, rata sa coque, ce qui l’exaspéra :
— Tu pourrais frapper ! Qu’est-ce que tu veux ?
— Un j’ai frappé. Deux j’ai une question à te poser.
— Laquelle ?
— Est-ce que tu te souviens de ma femme ?
— Ben… oui ! émit Vauxbrun désarçonné.
— Tu n’as pas oublié, j’espère, son visage, sa silhouette, son charme ?
— Ben… non !
— On ne le dirait pas. Penses-tu sincèrement que lorsqu’on a épousé quelqu’un comme elle, on puisse se lancer à l’assaut de la première belle créature qui se présente ? Je commence à en avoir assez de vous voir, toi et Vidal-Pellicorne me traiter en lépreux. Vous devriez chanter Othelloen duo !
Vauxbrun ôta la cravate froissée, s’assit et alluma une cigarette d’une main qui tremblait un peu :
— Tu as raison, c’est idiot. Je veux que tu saches cependant que ce n’est pas toi que je crains : c’est elle ! Je sais bien que tu aimes Lisa et que jamais tu ne ferais la cour à l’amie d’un ami. Seulement cette amie a des yeux et je ne peux pas l’empêcher de faire des comparaisons qui ne seront jamais à mon avantage. Quand tu es là j’ai l’impression d’être Quasimodo…
— …et moi cet imbécile de Phœbus ? Merci beaucoup !… Mais dis-moi c’est nouveau chez toi ? Tu m’as souvent présenté tes conquêtes sans faire un complexe, parfaitement ridicule d’ailleurs ?
— J’en conviens et tu as certainement raison mais vois-tu, cette fois, c’est sérieux ! Je crois vraiment que je l’aime, murmura-t-il.
— À merveille ! Épouse-la et je serai ton témoin. C’est une femme formidable ! Est-ce qu’elle t’a dit qu’elle m’a sauvé la vie ?
Et Aldo raconta ce qui s’était passé sur la plage arrière au second jour de navigation :
— Elle manie l’épée comme feu d’Artagnan, conclut-il. Une véritable amazone et comme c’est aussi une artiste vous irez fort bien ensemble !
Tout en parlant, Aldo allait fouiller dans les petits tiroirs d’une malle cabine, en tira une cravate fraîche et s’approcha de son ami :
— Laisse-moi faire ! Tes mains tremblent…
— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu viens de dire ? Quelqu’un a essayé de te tuer et tu n’as pas averti le Commandant ?
— Ça n’aurait servi à rien. L’homme s’est fondu dans la masse et l’attaque ne s’est pas renouvelée. Tiens-toi droit et relève le menton !
Sous les doigts agiles d’Aldo le papillon neigeux s’épanouit à la perfection mais Vauxbrun ne retrouva pas pour autant le sourire.
— Qui peut vouloir ta mort sur ce bateau ?
— Je ne le sais toujours pas. Comme tu le penses, j’ai veillé, pris des précautions mais je n’ai plus rien remarqué de suspect et j’en suis venu à me demander si l’attaque ne m’était pas adressée par erreur ?
— Une erreur sur la personne ? Difficile à croire ! Il n’y a pas beaucoup d’hommes avec qui on pourrait te confondre.
— Il suffit d’une mauvaise description. Mon meurtrier n’était sans doute qu’un exécutant.
— Ou alors il n’aura pas osé recommencer mais une fois à terre tu devrais ouvrir l’œil… au cas où ce ne serait pas une méprise. Cela dit tu aurais dû m’en parler plus tôt !… Je suis ton ami que diable !
Et Vauxbrun, les larmes aux yeux, prit Morosini aux épaules pour une brève accolade qui donna la mesure de son émotion. Cette dernière soirée les deux hommes et la baronne Pauline la passèrent ensemble et le plus joyeusement du monde. Retrouver son Vauxbrun habituel avait fait beaucoup pour le moral d’Aldo : l’impression qu’un étau se desserrait…
Le lendemain, ils regardaient tous les trois depuis le pont supérieur approcher les côtes américaines.
Accoudée au bastingage entre les deux hommes, Pauline von Etzenberg enveloppée d’une immense et fine écharpe gris argent dont les pans flottaient au vent voyait se dégager peu à peu de la brume dorée du matin la poignée de « gratte-ciel » dont un demi-siècle avait saupoudré l’île de Manhattan (15). L’ Île-de-Franceavait réduit ses machines et avançait lentement sur l’eau calme de l’immense baie de New York tandis que sur ses ponts, les appareils photos cliquetaient pour immortaliser la statue de la Liberté jadis offerte par la France et devenue le symbole même de l’Amérique.
À proximité, le beau navire noir, blanc et rouge s’arrêta pour laisser accoster une vedette portant des douaniers et des médecins. On n’entrait pas aux États-Unis sans montrer patte blanche et l’île proche d’Ellis Island avec ses bâtiments bas et ses quatre tourelles attendait pour de longs examens les candidats à l’immigration. Image grinçante tempérant la gloire de ce matin ensoleillé aux yeux de ceux pour qui la grande dame au flambeau de cuivre vert représentait l’espoir.
Oubliant son nom allemand et se retrouvant américaine cent pour cent, Pauline situait pour ses amis les principaux buildings en s’efforçant de les pointer du doigt : le Woolworth, le New York Téléphone, le Liberty, le Cunard, le Standard Oil, le Pulitzer, le Park Row, celui de la Bank of Manhattan et bien entendu l’imposant édifice municipal abritant la Mairie de la ville. Elle semblait tout à coup si heureuse de rentrer quelle en perdait une quinzaine d’années pour redevenir une adolescente enthousiaste. Et comme Aldo lui en faisait la remarque amusée, elle répondit :
— Vous avez raison. J’adore l’Europe mais chaque fois que je revois ma ville, je me demande comment il peut m’arriver de vivre loin d’elle.