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Mais, déjà saisi d'une rage aveugle, il l'empoignait par un bras, la jetait presque aux mains des hommes d'armes qui, stupides d'étonnement, n'avaient pas osé bouger. La voix emportée du jeune homme rugit :

— Vous êtes sourds ou idiots ? Je vous ai dit d'arrêter cette femme !

— Mais... messire, commença un sergent.

Aussitôt Arnaud fut sur lui, le dominant de toute

sa haute taille. Les poings serrés, prêt à cogner, il était tendu comme une corde d'arc. Son visage était pourpre.

— Pas de mais, l'ami ! J'ordonne ! Sais-tu seulement qui elle est ? Une Bourguignonne... la pire de toutes ! Ce n'est pas une pitoyable réfugiée comme elle cherchait à nous le faire accroire. C'est la propre maîtresse de Philippe le Bon, la belle Catherine de Brazey ! Il ne faut pas être très malin pour deviner ce qu'elle vient faire ici !

Au nom de Philippe, le soldat avait pris peur visi blement. Il s'était hâté de saisir Catherine au poignet quand une voix lente, incrédule, se fit entendre :

— La belle Catherine ici ? La dame aux cheveux d'or ? Qui a dit une chose pareille ?

Crinière rouge au vent et armure d'acier bleu, c'était Xaintrailles qui débouchait d'une ruelle. Il était au moins aussi cabossé que son ami, mais son visage joyeux n'en avait pas perdu sa bonne humeur pour autant.

— C'est moi qui le dis ! lança sèchement Arnaud. Regarde, si tu ne me crois pas !

Le grand chevalier roux s'avança vers le groupe de soldats qui s'était refermé autour de Catherine et l'examina avec une stupeur non feinte puis éclata de rire.

— C'est ma foi vrai ! Tudieu, belle dame, que faites-vous ici... et dans cet appareil ?

— Elle est venue nous espionner pour son amant, c'est facile à comprendre, gronda Arnaud. Quant à ce qu'elle va faire maintenant, c'est moi qui vais te le dire : avant une heure elle sera bouclée au fond d'un cachot où elle attendra son jugement. Allez, vous autres, en avant. Emmenez-la...

Mais Xaintrailles avait cessé de rire. Il regardait toujours Catherine. Puis il arrêta son ami d'une main posée sur son bras.

— Tu ne trouves pas que c'est un peu étonnant ? fit-il en secouant la tête.

Pourquoi Philippe de Bourgogne, qui a retiré ses troupes du siège à la suite de son altercation avec Bedford, l'enverrait-il ici... et dans cet état ? Regarde ses vêtements en lambeaux, ses pieds en sang... elle se soutient à peine...

La lueur de pitié qu'elle lisait dans les yeux du capitaine rendit un peu de courage à Catherine effondrée. Mais l'entêtement d'Arnaud ne voulait rien entendre. Il haussa les épaules avec emportement.

Cela prouve seulement qu'elle est meilleure comédienne que tu ne crois !

Quant aux intentions profondes de Philippe le Tortueux, sois bien sûr que je ne tarderai pas à les connaître. La nouvelle de l'arrivée prochaine de la Pucelle a dû changer bien des choses à la Cour de Bruges. En prison, l'espionne... et tout de suite ! Là, je saurai bien lui délier la langue.

Xaintrailles n'insista pas. Il connaissait trop Arnaud pour ignorer que, dût sa vie en dépendre, il ne se déjugerait pas pour un empire, surtout en public.

D'ailleurs, la foule s'était attroupée autour d'eux et grondait, tout de suite prête à la menace.

— A mort la Bourguignonne !

Le cri s'amplifiait déjà. Depuis des mois que le siège durait, les gens d'Orléans étaient exaspérés, avides de laisser éclater leur fureur et leur angoisse. Sentant qu'ils risquaient d'être emportés, quelques soldats enfermèrent Catherine au milieu d'eux, tandis que d'autres écartaient les plus enragés à coups de bois de lance. Une poignée de boue, lancée d'une main sûre, vint frapper la jeune femme à l'emplacement du cœur. Elle ne broncha pas. Elle se tenait très droite, rigide... comme insensible. Elle regardait Arnaud de toute son âme. La boue nauséabonde coula le long de sa robe, laissant une traînée noire. Alors brusquement, la jeune femme éclata de rire... Un rire terrible, strident, qui ne lui appartenait pas et qui fit taire d'un seul coup tous les cris de mort. Elle riait, riait, comme si jamais plus elle ne s'arrêterait.

— Emmenez-la ! hurla Arnaud hors de lui... Emmenez-la ou je la tue !...

Le rire se brisa dans un sanglot. Le sergent poussa Catherine aux épaules tandis qu'un soldat lui liait vivement les mains derrière le dos. Elle détourna la tête, mais ne la baissa pas. Tout se brouillait devant ses yeux. D'un geste plein d'une lassitude infinie, elle haussa les épaules, se laissa emmener, indifférente désormais... ne voyant rien des rues qu'on lui faisait traverser.

Elle ne remarqua même pas, comme on traversait une petite place, la haute silhouette de Xaintrailles qui surgissait de derrière une fontaine et arrêtait discrètement le chef d'escorte.

— Mets-la dans un cachot, murmura le capitaine, mais pas dans une fosse et ne la ferre pas. Et puis, dis au geôlier qu'il tâche de lui trouver quelque chose à manger. Elle ne tient debout que par miracle. J'ai rarement vu une coupable qui ressemble autant à une victime.

L'homme fit signe qu'il avait compris, empocha la pièce d'or que lui glissait Xaintrailles et rejoignit le peloton des gardes de Catherine.

Le Chastelet, où les hommes d'armes conduisirent la jeune femme, était la forteresse d'Orléans. Elle commandait l'entrée du grand pont qui, enjambant une île sablonneuse dominée par la petite bastille Saint-Antoine, s'en allait rejoindre sur la rive gauche la grosse place forte des Tourelles, l'un des principaux points d'appui des Anglais. William Gladsdale, bailli d'Alençon, y commandait.

Quand le jour parut, Catherine, en se haussant jusqu'au soupirail qui éclairait chichement sa prison, put voir couler la Loire et en éprouva une vague joie.

Depuis qu'elle l'avait atteint, au bout d'une marche épuisante, elle en était venue à humaniser le grand fleuve et voyait en lui un ami. La veille, quand les gardes l'avaient jetée dans ce cachot, elle n'avait pas eu la moindre réaction. Hébétée de fatigue et assommée par son immense déception, elle s'était jetée sur le tas de paille qui devait lui servir de couche et y avait dormi d'un sommeil de bête harassée. Elle n'avait même pas entendu le geôlier lui apporter une cruche d'eau et un morceau de pain...

Au réveil, il lui avait fallu un moment pour se rendre compte qu'elle n'était pas le jouet d'un mauvais rêve. Mais à mesure que ses souvenirs se dégageaient des brouillards du sommeil, les événements de la veille se précisaient avec tous leurs détails. La tête dans les mains, assise sur son grabat, elle avait essayé de faire le point de sa situation et n'en avait tiré qu'amertume. Tous ces jours derniers, durant le terrible voyage et même avant, elle avait vécu une sorte d'état hypnotique, exactement depuis l'instant où, à Châteauvillain, frère Étienne lui avait appris qu'Arnaud n'était pas marié. La reprise de contact avec la réalité était brutale et le réveil avait un goût saumâtre.

Quand elle évoquait Arnaud de Montsalvy, le rouge de la colère et de la honte lui montait au front. Mais elle lui en voulait moins qu'à elle-même.

Folle qu'elle était de croire qu'il allait lui ouvrir les bras simplement parce qu'elle venait à lui dépouillée de tout, sans plus rien d'autre que son amour !

Elle se rendait compte qu'inconsciemment peut-être, elle avait pensé qu'il l'attendait depuis toujours, uniquement parce que, par deux fois, il avait perdu la tête entre ses bras. Elle avait oublié volontairement la scène pénible de leur dernier revoir, le lit de Philippe où il l'avait trouvée, son ultime regard d'écrasant mépris. Pour un homme aussi dur, aussi intransigeant qu'Arnaud, il y avait des choses sur lesquelles il devait être impossible de revenir, et, à ses yeux, Catherine était deux fois coupable, deux fois maudite

: elle était l'une de ces Legoix qui, jadis, avaient massacré son frère Michel et elle était la maîtresse bien-aimée de Philippe de Bourgogne qu'il haïssait et considérait comme traître. Non, si dans cette affaire quelqu'un était à blâmer, c'était bien elle d'avoir tout sacrifié à un rêve impossible. Elle avait tout perdu, tout... Elle gisait au fond d'une geôle sous une inculpation qui pouvait la mener à la mort, elle avait couru mille dangers et tout cela pour rien...

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