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Le geste qui accompagnait ces derniers mots était si explicite et tellement affreux que Catherine s'insurgea :

— Vous n'allez pas tuer ces hommes ? Ils sont à mon service. Ce sont de braves soldats et de fidèles serviteurs. Je vous interdis d'y toucher. On paiera rançon pour eux aussi.

— Ça m'étonnerait fort ! fit Fortépice. Et je n'ai nul besoin de bouches supplémentaires à nourrir. Allez vous autres.

— Sale brute, hurla Catherine hors d'elle. Si vous commettez ce crime, je jure que...

Fortépice soupira profondément et fronça les sourcils.

— Oh... elle crie trop fort ! Elle crie beaucoup trop fort, cette péronnelle ! Et j'ai horreur que l'on crie. Fais-la taire, Tranchemer.

Malgré les cris et la défense que, toute ligotée qu'elle était, Catherine réussit à fournir, Tranchemer ; la bâillonna solidement avec l'affreux chiffon crasseux qui lui servait de masque. Force fut à Catherine, à demi étouffée et, de plus, incommodée par l'odeur de saleté du bâillon, de se taire. Les yeux agrandis d'horreur, elle dut voir deux hommes du brigand se pencher vivement sur les trois soldats ligotés et leur trancher froidement la gorge. Le sang jaillit en abondance, inondant le sentier et se mêlant aux flaques d'eau.

La boue devint rouge. Les trois victimes n'avaient pas poussé un cri...

Rapidement, les routiers les délièrent. On leur enleva leur équipement puis on les déshabilla complètement.

— Qu'est-ce qu'on en fait ? demanda Tranchemer.

— Il y a un champ au bout de ce sentier, à quelques toises. Portez-les là.

Les corbeaux s'en chargeront...

Tandis que quelques hommes, sous les ordres de Tranchemer, accomplissaient la macabre besogne ordonnée par leur chef, celui-ci se hissa sur l'un des chevaux libérés par ses victimes et prit la tête de la troupe qui allait se diriger vers Coulanges.

— Nous avons chassé en vain toute la journée, s'écria-t-il avec une œillade à l'adresse de Sara. Mais, morbleu, le retour nous paye de notre temps perdu...

Les prisonniers, toujours ligotés, suivaient, la mort dans l'âme. Mais en Catherine la révolte et la colère couvaient.

Le château dont Fortépice avait fait son repaire était mal entretenu, en assez mauvais état, mais demeurait redoutable. Si le donjon menaçait de tomber en ruine, la ceinture fortifiée tenait bon et, pour le chef de bande, c'était l'essentiel. A l'intérieur régnait une saleté sans nom. Dans la cour d'abord où les animaux étaient parqués dans des cabanes sordides et où le fumier montait, parfois, à hauteur d'homme. Et les logis n'étaient guère plus confortables. Catherine se vit attribuer, dans une tour d'angle qui dominait de très haut la vallée de l'Yonne, une chambre exiguë, en forme de demi-lune, pourvue d'une étroite et antique fenêtre romane qu'une mince colonnette partageait en deux. Les murs étaient absolument nus, à l'exception d'abondantes toiles d'araignées qui voltigeaient au moindre courant d'air. Quant au sol, vierge de tapis, il n'avait pas dû connaître le balai depuis longtemps. Une épaisse couche de poussière s'y mêlait aux restes d'une fort ancienne jonchée de paille que l'on n'avait jugé utile de renouveler ou même d'enlever. Cela sentait le rance, le moisi et l'humidité, mais la porte basse avait de solides verrous extérieurs, si bien entretenus qu'ils ne grinçaient même pas.

— Vous plaignez pas, lui avait dit Tranchemer en lui faisant les honneurs de cet appartement, c'est notre meilleure chambre. Il y a une cheminée...

En effet, il y avait bien une cheminée d'angle à hotte conique, mais il n'y avait pas de feu dedans, ce que Catherine fit remarquer d'un geste.

— Il y en aura dès qu'on aura assez de bois, fit le lieutenant, philosophe.

Pour le moment, on a juste assez pour la cuisine. Les hommes sont allés en chercher dans la forêt. Vous en aurez ce soir.

Il était sorti, laissant la jeune femme à ses méditations qui n'avaient rien de gai. La colère qui l'avait saisie, tout à l'heure, faisait place, peu à peu, à un sombre abattement et à un profond mécontentement d'elle-même. Quelle sottise d'être allée se jeter stupidement dans la gueule de ce loup de campagne ! Jusques à quand maintenant allait-elle demeurer dans ce sinistre réduit ? Fortépice avait parlé d'une rançon. Sans doute allait-il envoyer un messager vers Philippe de Bourgogne et, sans doute aussi, ce dernier se hâterait-il de faire délivrer sa maîtresse. Mais ceux-là mêmes qui la délivreraient ne constitueraient, tout compte fait, que de nouveaux geôliers car ils auraient plus que certainement mission de la ramener à Bruges dans le plus bref délai. Philippe ne l'arracherait pas à Fortépice pour la laisser courir vers Orléans et vers un autre homme... Il fallait, à tout prix, trouver le moyen de s'échapper avant l'arrivée de la rançon.

Appuyée d'un bras à la colonnette de sa fenêtre, la jeune femme considéra tristement la hauteur vertigineuse des murailles au-dessous d'elle. Soixante pieds au moins la séparaient du roc sur lequel reposait le château et, à moins d'avoir les ailes de l'oiseau... Prise d'une idée, Catherine courut à son lit, en ôta la courtepointe usée, le matelas dont la paille perçait par endroits apparut tristement nu. Il n'y avait pas de draps, donc aucun moyen de faire une corde, même de fortune... Découragée, la jeune femme se jeta sur ce matelas qui, sous son poids, fit un bruit de papier froissé. Elle ne voulait pas pleurer parce que les larmes entraînent le découragement, une sorte de désespoir amollissant et qu'elle avait besoin de toute la clarté de son esprit. Si encore Sara avait été laissée auprès d'elle ! Mais Fortépice avait emmené la gitane dans son propre appartement, sans cacher les intentions fort précises qu'elle lui inspirait. Frère Étienne, lui, avait disparu dans une autre direction.

La fatigue et l'énervement se faisant sentir, Catherine ferma les yeux malgré elle. Tout misérable qu'il était, ce lit invitait au repos et elle se sentait trop lasse pour résister. Elle ferma les yeux, faillit sombrer dans le sommeil mais le bruit de la porte qui s'ouvrait la rappela à la conscience. Elle se redressa. C'était Tranchemer qui entrait, portant un chandelier de fer noir qui éclairait en plein son visage marqué de petite vérole, son nez un peu trop rouge de grand buveur au-dessus d'une bouche en croissant de lune. Sur son autre bras, il portait des vêtements qu'il jeta sur le pied du lit.

— Tenez, fit-il, c'est pour vous. Le chef vous fait dire que vous n'avez plus besoin de vêtements d'homme pour rester ici. Il vous envoie ce qu'il y a de mieux. Dépêchez-vous de les endosser. Il n'aime pas qu'on tarde.

— Bien ! soupira Catherine. Allez-vous-en. Je vais me changer...

— Oh ! mais non, fit l'autre en accentuant son sourire narquois. Je dois m'assurer que vous changez tout de suite, remporter votre défroque de garçon... et au besoin vous assister.

Le sang aux joues, Catherine sentit la colère lui revenir. Ce rustre prétendait-il la faire déshabiller devant lui ?

— Je ne me changerai pas tant que vous serez là ! s'écria-t-elle.

Tranchemer posa son chandelier et s'approcha.

— Parfait ! fit-il tranquillement. Alors je vais vous assister. Je peux appeler à l'aide, vous savez...

— Non ! C'est bon, je vais me changer !

Elle était inquiète, ne sachant à quoi préludait cette étrange exigence.

Mais la seule idée des mains du bandit sur son corps la révulsait. Elle déplia les vêtements apportés par lui. Il y avait une robe de velours brune, assez mitée mais à peu près propre et une chemise de lin, fine d'ailleurs, et tout à fait propre. Une sorte de surcot de laine épaisse accompagnait le tout.

— Retournez-vous ! ordonna-t-elle sans grand espoir d'être obéie.

Et, en fait, Tranchemer resta planté là où il était, la fixant avec un intérêt non dissimulé. Alors, prise d'une brusque rage, elle arracha hâtivement ses vêtements d'homme, plongea dans la chemise qu'elle avait disposée sur le lit avec tant de hâte que la blancheur de son corps ne brilla, aux yeux du bandit, que l'espace d'un éclair. Mais cet éclair suffit sans doute à Tranchemer et lui arracha un soupir à défoncer les murailles.

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