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Les yeux de Catherine, fixés dans le vague, brillaient comme des étoiles.

Frère Étienne sentit qu'elle lui échappait, qu'elle était déjà loin, partie rejoindre le rêve ancien qu'elle retrouvait avec délices.

— Madame... reprocha-t-il doucement, vous ne m'écoutez pas ? Irez-vous vers Monseigneur Philippe ?

Elle revint à lui, l'enveloppa d'un sourire si éblouissant qu'il suffoqua le moine. Devant ses yeux, cette femme morne se transformait à vue d'œil.

C'était comme si elle avait rejeté de ses épaules un manteau lourd et noir qui éteignait sa lumière intérieure. Catherine, en quelques instants, s'était transfigurée. Elle secoua la tête.

— Non, mon frère !... Jamais plus je n'irai vers Philippe de Bourgogne !

Ne me le demandez pas, je n'irai pas ! Sans vous en douter, vous venez de m'apporter le signe du destin que j'attendais. C'est fini...

— Mais Madame... Orléans...

— Orléans ? J'y vais !... Dès demain je partirai d'ici pour rejoindre la ville assiégée. Vous m'avez dit qu'il était toujours possible d'y entrer, j'y entrerai...

et j'y mourrai, s'il le faut !

— Votre mort n'aidera en rien la cité, Madame, fit le moine sévèrement.

Elle n'a aucun besoin d'un cadavre supplémentaire à ensevelir dans les ruines de ses murs. Elle a besoin que les Bourguignons s'en aillent.

J'ai déjà prié le duc de retirer ses troupes, au mois d'octobre. 11 n'en a rien fait. Pourquoi donc pensez-vous qu'il en serait autrement aujourd'hui ? Le duc va se remarier. Mon pouvoir va cesser. Tout ce que je peux faire, pour vous, c'est écrire au duc, lui apprendre que je vais m'enfermer dans la ville assiégée et que, s'il tient à ma vie, il doit retirer ses hommes... Peut-être cela vous sera-t-il utile... peut- être que non ! Mais je ne peux pas faire plus !

Elle s'était levée, frémissante de joie et déjà animée de. la hâte de se mettre en route. À pas rapides, elle se dirigea vers la porte, faisant voler derrière elle sa traîne de drap noir ourlée de renard.

— Poursuivez votre repas, mon frère, dit-elle. J'ai des dispositions à prendre...

Elle s'élança dans l'escalier pour rejoindre Ermengarde qui, justement, remontait. Les deux femmes se rencontrèrent à mi-hauteur. Incapable de se contenir plus longtemps, Catherine saisit son amie aux épaules et lui plaqua deux baisers retentissants sur les joues.

— Ermengarde... embrassez-moi. Je pars !

— Vous partez ? Mais pour où ?

— Pour Orléans... et pour mourir si besoin est ! Jamais je n'ai été plus heureuse !...

Avant que la comtesse, stupéfaite, ait pu placer un mot, Catherine avait continué de dégringoler l'escalier à la recherche de Sara qu'elle voulait charger de préparer ses bagages au plus vite. Son cœur sautait dans sa poitrine et, si elle n'eût été retenue par un ultime souci de respectabilité, elle eût chanté de bonheur. Elle savait, d'une profonde certitude, ce qu'elle devait faire maintenant : rejoindre Arnaud, par tous les moyens, lui crier une dernière fois son amour et s'ensevelir avec lui dans les ruines du dernier bastion de la royauté française. Orléans serait le tombeau gigantesque, à la mesure de son amour, où cet amour, enfin, reposerait en paix...

Catherine ignorait, comme frère Étienne lui-même, que ce même jour une jeune fille de dix-huit ans qui venait des marches de Lorraine, vêtue d'un petit habit de garçon noir et rude, avait plié le genou devant Charles VII dans la grande salle du château de Chinon et lui avait dit: «Gentil Dauphin, j'ai nom Jehanne la Pucelle et je suis venue avec mission de donner secours à vous et au Royaume. Et vous mande le Roi des Cieux, par moi, que vous serez sacré et couronné à Reims... » On était, ce jour-là, le 8 mars 1429.

À l'aube du lendemain, six cavaliers franchirent au galop de chasse le pont-levis du château. Debout sur l'une des tours d'entrée, une silhouette noire les regarda dévaler le raidillon et se dissoudre dans les brouillards de la vallée après avoir franchi l'Aujon sur le vieux pont de pierre jadis construit par les Romains. Quand il ne fut même plus possible de distinguer le bruit des sabots sur la terre, Ermengarde de Châteauvillain rentra chez elle et s'en alla à la chapelle pour prier. Une pesante tristesse emplissait son âme car elle ne savait pas si, un jour, elle reverrait Catherine. L'aventure dans laquelle la jeune femme se jetait tête baissée était tellement folle ! Pourtant, la comtesse ne la désapprouvait pas. Elle savait trop qu'à la place de Catherine, elle eût agi en tous points de la même façon. Il ne lui restait plus, à elle-même, qu'à attendre, espérer et implorer du Ciel la faveur de donner enfin à Catherine ce bonheur qui semblait si résolument la fuir.

Pendant ce temps, à la tête de sa petite troupe, Catherine parcourait la première des quelque soixante-dix lieues qui la séparaient d'Orléans. Pour cette longue chevauchée, elle avait revêtu un costume d'homme et s'en félicitait car jamais elle ne s'était sentie aussi à l'aise. Des chausses noires, collantes, attachées à la taille par des aiguillettes, moulaient ses longues jambes que des bottes souples emprisonnaient presque jusqu'au genou. Un pourpoint court, en drap noir bordé d'agneau de même couleur, et un grand manteau de cheval complétaient son équipement avec un camail à capuchon qui ne laissait voir que l'ovale pâle de son visage. Une dague à manche d'acier ciselé était passée à la ceinture de cuir assortie à ses gros gants.

Durant ces mois de chagrin et de découragement, Catherine avait un peu maigri et, dans ce costume sévère, elle avait l'air d'un jeune garçon de grande maison.

Moins à l'aise était certainement Sara dont les formes opulentes s'accommodaient mal du costume masculin bleu ardoise dont on l'avait affublée. Mais elle n'était pas femme à se soucier longtemps de son apparence et goûtait pleinement le plaisir de chevaucher à nouveau, en plein air, en pleine nature. Le frère Chariot suivait, égrenant son chapelet en homme qui a la longue habitude de laisser sa monture le mener. La marche était fermée par trois hommes d'armes qu'Ermengarde avait obligé son amie à accepter comme escorte. Toute la journée, on avait couru à travers les plateaux monotones du Châtillonnais, coupés de forêts qui semblaient ne jamais devoir finir. Au soir, on entra dans la double cité de Châtillon.

Catherine, tournant résolument le dos au massif château des ducs de Bourgogne où, sur le simple énoncé de son nom, elle eût été accueillie avec empressement par le châtelain, choisit de descendre à l'hostellerie de l'abbaye Saint-Nicolas. Pour elle, le geste était symbolique. Désobéissant à Philippe, renonçant à lui pour se joindre à ses ennemis, elle n'avait plus que faire de ses châteaux. Fatiguée par la journée de cheval, elle dormit comme une souche, se réveilla à l'aube, dispose et pleine d'une ardeur qu'elle n'avait pas connue depuis bien longtemps.

La seconde journée de marche fut à peu près semblable à la première. Le paysage se coupait parfois de profondes vallées qui en rompaient la monotonie. Le train que l'on menait semblait mortellement lent pour l'impatience de Catherine, tenaillée par la hâte de voir à l'horizon les remparts d'Orléans, mais si l'on voulait ménager les chevaux, une allure raisonnable s'imposait. On ne pouvait faire plus de douze à quinze lieues par jour pour que les bêtes allassent sans souffrir jusqu'au bout du voyage. Une auberge de pèlerins accueillit ce soir-là les voyageurs et les soldats employèrent une partie de leur soirée à nettoyer et aiguiser leurs armes. Dès le lendemain, on quitterait les territoires de Bourgogne et le danger de mauvaises rencontres deviendrait sérieux. Mais, de ce danger-là, Catherine n'avait cure. Une seule chose comptait désormais pour elle : rejoindre Arnaud.

Une pluie diluvienne noyait le paysage quand, au matin du troisième jour de marche, la petite troupe se mit en route.

Des trombes d'eau se déversaient sur la terre, brouillant les contours, trempant jusqu'aux os les six cavaliers.

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