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Elle tira, non sans peine, la lourde porte à elle.

Mais une main sortie de l'ombre appuya vivement sur le battant entrouvert qui retomba.

— Il est formellement interdit à qui que ce soit de sortir de l'abbaye ! fit une voix paisible. C'est l'ordre de Monseigneur l'abbé !

Un moine qui portait sous le bras un gros paquet de paille se tenait devant elle. Il devait être dans l'étable pour y prendre de quoi allumer un nouveau bûcher tandis qu'elle essayait d'ouvrir la porte... Dans l'ombre, elle vit une forme courte et trapue, un crâne rond et lisse sur la blancheur duquel tranchait une mince couronne de cheveux. Tranquillement, le moine jetait à terre son ballot, ramassait la barre de fer et la réengageait dans ses gâches.

Eperdue, Catherine l'implora :

— Je vous en supplie, laissez-moi sortir. Il faut que j'aille trouver ces gens, là, dehors. C'est moi qu'ils cherchent ! Une fois qu'ils me tiendront, ils n'auront plus aucune raison d'attaquer l'abbaye. Le village sera sauvé ! On ne peut pas laisser faire une chose pareille !...

Mais le religieux secoua la tête, doucement. Sa voix était toujours aussi paisible quand il dit :

— Ce que fait notre abbé est bien fait, ma sœur ! Et les desseins de Dieu sont insondables. S'il a décidé que nous péririons tous demain, nous et tout le village, c'est qu'il a ses raisons que je ne veux pas chercher à connaître. Pour moi, j'ai fait vœu d'obéissance. Et, quand Monseigneur l'abbé ordonne, j'obéis, bien humblement. Venez, ma sœur...

Calant sa paille sous un bras, il prenait de sa main libre le bras de Catherine et l'entraînait irrésistiblement. Elle eut beau prier, supplier, le moine ne se laissa pas fléchir. Il la ramena vers les feux. A cet instant, de l'église sortait Ermengarde très agitée. Apercevant Catherine, elle courut à elle.

— Où étiez-vous passée encore ! J'étais morte d'inquiétude !

— Je l'ai arrêtée au moment où elle allait franchir la porte des étables, fit le petit moine tranquille. Elle voulait sortir et se livrer, mais l'abbé a interdit à quiconque de sortir. Alors, je la ramène. Puis-je vous la confier ?

— Vous pouvez, mon père, vous pouvez ! Et je vous garantis qu'elle ne m'échappera plus.

Ermengarde paraissait furieuse. Sans rien vouloir entendre des explications de Catherine éplorée, elle l'entraîna vers la maison des hôtes et, sans un mot, s'enferma dans sa chambre avec sa captive.

— Comme cela, dit-elle, je serai tranquille. Vous resterez là !

À bout de forces, Catherine se laissa tomber sur son lit et y versa toutes les larmes de son corps sans parvenir à attendrir sa geôlière qui, assise, bras croisés, la contemplait sans rien dire !

Et la nuit s'acheva.

Quand le jour revint, illuminant les bâtiments de l'abbaye, Catherine et Ermengarde, en sortant de leur logis, ne reconnurent pas le décor paisible de la veille. Sur les murs, les moines veillaient auprès de chaudrons qu'ils y avaient transportés et dont l'odeur empestait l'air pur du matin. D'autres, dans la cour, entretenaient de grands feux ou bien affûtaient les lames des faux sur des meules. D'autres encore amenaient des pierres de taille prises au chantier de l'église. Et, au milieu de tout cela, les mains au dos, l'abbé se promenait, comme un général inspectant ses troupes.

En voyant les femmes apparaître, il vint droit à elles.

Vous devriez retourner dans l'église, dit-il. Vous y seriez plus à l'abri. Il est temps pour moi de monter au rempart pour voir ce qu'il en est de nos assaillants.

— Je vais avec vous, s'écria Catherine. Ce n'est pas l'heure pour moi de me cacher et si vous ne voulez pas que je me livre, permettez au moins que je parle à mon mari ! Je parviendrai peut-être à le faire changer d'avis.

Jean de Blaisy hocha la tête avec un sourire sceptique.

— Je doute que vous y parveniez. S'il était seul en cause, peut-être... mais je connais le Bègue de Pérouges. Lui et ses hommes flairent le sac d'une riche abbaye. Le prétexte leur semble bon et d'autant meilleur qu'ils se contenteraient de bien moins. Vous allez courir là, inutilement, le risque d'une flèche perdue.

— Je tiens cependant à le courir.

— Comme vous voudrez. Venez donc...

Comme la veille, tous trois, car Ermengarde ne

voulait plus quitter Catherine — Sara aidait le frère apothicaire à préparer des pansements à la cuisine —, montèrent au créneau, jetèrent un coup d'œil sur le village d'où parvenaient un cliquetis d'armes et des jurons.

Le soleil rouge qui se montrait derrière le versant où s'adossaient les bâtiments conventuels éclaira les préparatifs des routiers du Bègue. Ils en avaient terminé avec leur infernale besogne de la nuit : toutes les portes étaient enclouées et toutes les maisons disparaissaient à demi sous la paille et les fagots. Quelques routiers se tenaient devant ces tas de paille, une torche allumée à la main. Leur attitude ne laissait place à aucune équivoque.

Le reste se formait en troupe serrée autour d'une gigantesque poutre qu'ils avaient trouvée on ne savait où. Garin et son acolyte montèrent à cheval. Ils se dirigèrent lentement vers le portail fermé. Le Grand Argentier portait cette fois une armure sur ses vêtements noirs et l'on ne pouvait dire lequel, de lui ou du Bègue, était le plus sinistre. Il leva la tête vers le créneau, aperçut l'abbé et sourit.

— Alors, seigneur abbé ? Quelle est ta réponse ? demanda-t-il calmement. Vas-tu me rendre ma femme ou bien préfères-tu le combat ?

Comme tu vois, nous avons pris quelques précautions utiles !

Jean de Blaisy allait répondre mais Catherine le devança. Elle se glissa entre l'abbé et le créneau et s'écria :

— Pour l'amour de Dieu, Garin, cessez ce jeu cruel ! N'êtes-vous pas las de verser le sang ? Pourquoi des innocents devraient-ils périr à cause de nos querelles ? Est-ce que vous ne sentez pas combien tout cela est injuste, odieux !

— Je me demandais, riposta Garin avec un sourire sarcastique, combien de temps vous mettriez à vous montrer. Si quelqu'un est à blâmer dans cette affaire, c'est vous et non pas moi. Je suis votre mari, vous devez me suivre au lieu de fuir devant moi...

— Vous savez parfaitement pourquoi je l'ai fait, vous savez qu'il me fallait sauver ma vie, celle de mon enfant et ma liberté aussi. Si vous ne m'aviez traitée avec cette cruauté, jamais je ne serais partie- Mais tout peut encore se réparer. Je ne vous demande rien pour moi. Mais pouvez-vous me donner votre parole que, si je vous rejoins, vous épargnerez ce bourg et ce monastère ?

Avant que Garin ait pu répondre, le Bègue s'était avancé.

— Sortez d'abord, lança-t-il goguenard. On verra ensuite à discuter... Je n'aime pas beaucoup que l'on me dérange pour rien...

L'abbé tira Catherine en arrière avec autorité.

— Vous perdez votre temps et vos peines, dit-il.

Ils désirent nous attaquer et vous péririez sans sauver personne. Ne l'avez-vous pas compris ?...

Désespérée, Catherine se tourna vers Ermengarde et vit avec surprise qu'elle souriait béatement. La comtesse n'avait pas l'air d'être présente à la scène qui se déroulait devant elle. La tête levée, l'air ravi, elle écoutait...

— Oh, Ermengarde, reprocha Catherine douloureusement, comment pouvez-vous sourire quand des hommes vont mourir ?

— Écoutez ! fit Ermengarde sans répondre. Est- ce que vous n'entendez rien ?

Instinctivement, Catherine tendit l'oreille. Un bruit sourd, lointain encore, roulait doucement sur le plateau. Il fallait une ouïe fine pour le saisir, mais Catherine le perçut nettement.

— Je n'entends rien ! fit l'abbé à mi-voix.

— Moi si ! Gagnez du temps, cousin, parlementez le plus longtemps possible !

Sans chercher à comprendre, l'abbé obéit. S'avançant au créneau, il se mit à adjurer les routiers d'épargner un village innocent et la demeure du Seigneur. Mais ils l'écoutaient avec impatience et Catherine comprit que la parole ne retiendrait plus longtemps ces hommes avides de sang et de pillage.

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