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— Je suis la Résurrection et la Vie ! murmura Sara d'une voix troublée, et Catherine comprit que sa vieille amie éprouvait la même sensation qu'elle-même.

Quant à Ermengarde, la joie et l'orgueil éclataient sur son visage. Elle était fière de l'abbé. C'était toute sa race qui parlait là, sans colère mais non sans hauteur !

— Écoute bien, Jean de Blaisy, s'écria Garin dont la voix se mit à monter, tremblante de fureur, jusqu'à un insoutenable fausset. Je te donne jusqu'à l'aube pour réfléchir. Nous allons camper ici et ne ferons aucun mal à ton village si tu te montres raisonnable... mais seulement jusqu'à l'aube. Quand le jour se lèvera, ou bien ta porte s'ouvrira pour livrer passage à ma femme, ou bien nous raserons le bourg, brûlerons ses maisons et donnerons l'assaut à ton abbaye.

C'était plus qu'Ermengarde n'en pouvait endurer. Elle bondit en avant, reçut en plein visage le reflet des flammes qui lui conféra une sauvage grandeur.

— Brûler un village, donner l'assaut à une abbaye ? Qui donc, après ces hauts faits, te sauvera de la colère de Philippe de Bourgogne, Garin de Brazey ? Crois-tu qu'il laissera ta maison debout, ton château entier, tes terres intactes et ta tête maudite sur tes épaules ? C'est le bourreau qui t'attend si tu oses lever la torche ou le glaive contre cette terre d'Église.

Garin éclata de rire.

— J'aurais dû me douter que vous étiez là, dame Ermengarde. En vérité vous veillez fidèlement sur les amours de votre maître. Le beau rôle que celui de mère maquerelle pour une Châteauvillain !

— Le beau rôle que celui de boucher pour un Brazey ! répliqua Ermengarde sans se laisser démonter. Mais, je me trompe, tu n'es pas un Brazey. On ne fait pas un cheval de bataille avec un mulet !

Le visage de Garin, malgré la couleur rouge, des flammes qui l'environnaient, parut à Catherine virer au vert. Un affreux rictus déforma sa joue blessée. Il allait hurler une injure ignoble mais le Bègue de Pérouges s'interposa :

— Assez palabré maintenant ! Tu as entendu ce que Brazey t'a dit, moine

? Ou bien tu nous livres la colombe ou bien demain ton bourg ne sera plus que cendres fumantes et ton monastère un tas de pierres. Et je te promets, moi, de te pendre, de mes mains, à la croix de ton église ! J'ai dit.

Maintenant, retirons-nous sur la place pour la nuit.

— Un instant ! coupa Jean de Blaisy. J'accepte ton défi. Demain à l'aube, je te dirai ce que j'ai décidé. Mais pour l'heure j'ai quelque chose à faire...

Il se retira, murmura quelque chose à l'oreille d'un frère qui se tenait auprès de lui et, faisant signe à Ermengarde de demeurer, il descendit l'escalier du chemin de ronde.

— Que veut-il faire ? demanda Catherine.

Ermengarde fit un signe d'ignorance. Sourcils

froncés, elle examinait la troupe menaçante qui était entassée sur le parvis en pente du monastère. Inquiète sans doute, elle appela le chef des dix hommes d'armes formant son escorte, la veille, à son arrivée. L'homme revint un instant plus tard avec ses soldats. Ils portaient tous un grand arc en bois d'if et, sur un signe de la comtesse, se postèrent chacun à un créneau, bandant les arcs.

— Je crois que je devine ce que veut faire mon cousin, expliqua-t-elle tranquillement à Catherine. Je prends mes précautions.

À cet instant, un chant religieux éclata sous leurs pieds, joint au grincement caractéristique du portail. D'un même élan, les trois femmes se penchèrent au créneau. En bas, aucun des hommes ne songeait à les regarder. Ils étaient stupéfaits par le groupe qui venait d'apparaître. Trois moines en robes noires sortaient de l'abbaye, de front, chantant à pleine voix : « Libéra me de sanguinibus, Deus, Deus salutis mea et exultabit lingua mea justitiam tuam

!... » Celui du centre portait une grande croix de chêne. Derrière eux, crosse en main, mitre en tête, recouvert jusqu'aux talons d'une grande chape brodée d'or marchait l'abbé... Il était si majestueux sous la pompe des ornements sacrés que, l'un après l'autre, les routiers mirent pied à terre, comme sous l'emprise d'un charme. Certains s'agenouillèrent. Seuls Garin et le Bègue de Pérouges demeurèrent en selle. Mais ils semblaient changés en statue. La croix et l'abbé se dirigèrent droit sur eux, approchèrent sans qu'ils bougeassent.

Du haut de la muraille, Catherine bouleversée vit Jean de Blaisy se pencher sur les misérables corps qui avaient été un homme, une femme et qui n'avaient pas encore cessé de souffrir. Maintenant que le chant des moines et les cris des hommes s'étaient tus, on pouvait distinguer leurs faibles plaintes. La main maigre de l'abbé se leva, traça un signe de croix sur les visages torturés. Catherine devina sur ses lèvres les paroles de pardon, vit à travers les larmes qui brouillaient ses yeux le geste d'absolution. Puis l'abbé s'écarta. De son ombre sortit un homme en tablier de cuir portant un couteau. Ce fut très bref. Par deux fois la lame se leva, étincela, plongea dans un cœur. Les plaintes cessèrent. Le calvaire de la petite sorcière et du grand vieillard de la forêt était terminé.

Sans un regard pour les bourreaux, l'abbé de Saint-Seine s'en retourna lentement vers son monastère. Les grandes portes se refermèrent sur lui. Les archers d'Ermengarde abaissèrent leurs armes. Un grand silence enveloppait maintenant le village menacé et le vallon plongé dans la nuit. Quand elles regagnèrent leurs chambres, Catherine pleurait sans contrainte et de grosses larmes coulaient sur les joues de la comtesse.

— S'ils avaient osé toucher à un seul cheveu de l'abbé, grogna-t-elle entre ses dents, ils n'auraient pas vécu assez longtemps pour s'en vanter ! Il y avait une flèche pour Garin, une autre pour son digne compagnon !

La nuit fut, pour Catherine, une nuit d'angoisse et de larmes. Elle était épouvantée du danger couru, à cause d'elle, par ce village et cette abbaye.

Dans son désespoir, elle voulait se livrer sur l'heure, en finir une bonne fois avec la poursuite et les terreurs. Puisque Garin, de toute manière, serait le plus fort, à quoi bon tout cela, toutes ces souffrances ? Pourquoi faire courir de nouveaux risques à d'autres innocents ? La mort affreuse de Gervais et de Pâquerette, torturés, aveuglés, traînés comme des bêtes au long d'un chemin dont Catherine devinait le martyre, l'emplissait d'horreur et de remords.

Pâquerette l'avait trahie, mais auparavant elle l'avait accueillie, soignée et, si la jalousie l'avait égarée, elle n'avait tout de même pas mérité un sort aussi cruel. Catherine ne voulait pas voir brûler les maisons de Saint- Seine. Elle refusait, farouchement, de laisser couler le sang. Elle allait rejoindre son mari. Au surplus, les derniers événements l'avaient brisée et elle éprouvait envers l'existence un étrange détachement...

Mais Ermengarde veillait. La comtesse sentait ce qui se passait dans l'âme de la jeune femme et ne la quittait pas plus que son ombre. Et quand Catherine, enfin, la supplia de la laisser aller, elle se fâcha.

— Ma chère, dans cette affaire, vous n'êtes plus seule en cause. Je dirai même, sans vouloir vous offenser" que vous êtes devenue accessoire ! Que votre Garin se soit présenté pacifiquement à la porte de cette maison, eût demandé un entretien à mon cousin, lui eût calmement réclamé sa femme et Jean ne pouvait lui refuser au moins de vous rencontrer. La suite des événements eût dépendu de cette entrevue. Mais il est venu en armes, accompagné d'un bandit notoire, l'insulte et la menace à la bouche. Voilà ce que nous ne pouvons tolérer. Il y va de notre honneur. On ne menace pas un Blaisy dont le père a tenu en respect le duc Philippe le Hardi en personne, pas plus qu'une Châteauvillain.

— Mais alors, que va-t-il se passer ? gémit Catherine au bord des larmes.

— Honnêtement, je n'en sais rien ! Il faut attendre. Les murs de ce monastère sont solides et capables de soutenir un siège. Or, je n'ai pas remarqué chez nos adversaires la moindre machine d'assaut. Pas le moindre mangonneau, pas le plus petit trébuchet et encore moins de tours roulantes.

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