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— J'ai, en effet, connu tout cela, Madame. J'ai connu aussi une petite fille qui portait ce nom... mais je ne vois pas le rapport.

— Quelle tête de bois ! Ah non, tu n'as pas changé... Mais, nigaud, je suis Catherine, voyons ! Secoue-toi... Regarde-moi mieux !...

Elle s'attendait à une exclamation, à des cris de joie même. L'ancien Landry eût dansé sur place, eût fait mille folies. Mais le chevaucheur ducal demeura de glace. Rien ne vint animer son regard indifférent.

— Ne vous moquez pas de moi, Madame. Je sais fort bien qui vous êtes : la dame de Brazey, la femme la plus riche de la ville... et l'amie précieuse de Monseigneur. Je vous demanderai donc en grâce de cesser ce jeu.

— Un jeu ? Oh Landry ! s'écria Catherine peinée. Pourquoi ne veux-tu pas me reconnaître ? Si tu sais qui je suis, si tu connais mon nom, tu dois bien savoir aussi que je m'appelle Catherine, qu'avant d'épouser Garin de Brazey par ordre de Monseigneur, j'étais seulement la nièce de Mathieu Gautherin, le drapier de la rue du Griffon. Une nièce qui s'appelait Catherine Legoix ?

— Non, Madame, je ne le sais pas.

— Alors, va chez mon oncle. Tu y trouveras ma mère. Je pense que tu la reconnaîtras, elle.

Le jeune homme s'écarta en descendant deux marches, juste comme Catherine, pour le mieux convaincre, s'approchait de lui. Il s'inclina brièvement :

— C'est inutile, Madame. Cette visite ne m'apprendrait rien. J'ai connu autrefois Catherine Legoix, mais vous ne pouvez être cette Catherine- là...

Maintenant, je vous prie de vouloir bien m'excuser. J'ai une mission à remplir et n'ai pas le loisir de flâner. Pardonnez-moi...

Il allait reprendre la descente de l'escalier. Elle le retint encore.

— Qui m'eût dit qu'un jour Landry ne reconnaîtrait pas Catherine ? Car vous êtes bien Landry Pigasse, n'est-ce pas ?

— Pour vous servir, Madame...

— Me servir ? fit-elle douloureusement. Autrefois nous partagions tout, les friandises comme les taloches... Nous étions amis, presque frère et sœur et, s'il me souvient bien, nous avons même risqué nos vies ensemble. Tout cela pour que vous rejetiez tout ce passé au bout de dix ans et sans que je puisse même en deviner la raison.

Mais elle avait la sensation que ses paroles venaient buter contre un mur.

Landry était entouré d'une invisible cuirasse d'indifférence, d'oubli volontaire peut-être, dont elle cherchait en vain le défaut. C'était incompréhensible. Elle tenta un ultime effort, murmura avec amertume, revenant pour un instant à l'ancien tutoiement :

— Si seulement Barnabé était là... il saurait bien, lui, t'obliger à me reconnaître ! Au besoin, il te taperait dessus.

Depuis quelques secondes il s'était détourné d'elle mais, au nom de Barnabé, il lui fit face, la regardant avec colère.

— Barnabé est mort sous la torture, pour s'être attaqué à votre mari, Madame ! C'est du moins ce que j'ai appris au retour d'une mission en Flandres. Et vous venez me dire que vous êtes Catherine Legoix ? Vous ?

Non... vous n'êtes pas Catherine et je vous défends d'employer son nom.

D'ailleurs... vous ne lui ressemblez même pas ! Je vous salue, Madame!

Avant que Catherine, pétrifiée par sa soudaine violence, eût seulement ouvert la bouche, Landry s'était lancé dans l'escalier qu'il dévalait maintenant au risque de se rompre le cou. Elle entendit décroître rapidement le claquement métallique de ses solerets de fer. Bientôt, il n'y eut plus aucun bruit dans le vaste escalier. La rumeur de la fête était lointaine. La jeune femme demeura figée à la place où elle se trouvait un long moment. Ce qui venait de se passer lui était totalement incompréhensible et profondément douloureux. Pourquoi Landry refusait-il de la reconnaître ? Car c'était bien cela : il refusait carrément, repoussant l'évidence même. Était-ce à cause de Barnabé ? Sa colère quand elle avait prononcé le nom de leur vieil ami expliquerait assez bien son refus d'entrer en relations avec la dame de Brazey. Mais il n'avait pas bronché quand elle lui avait donné son ancien nom. Il était bien évident que, comme tout le reste de la ville, il avait eu connaissance de ce mariage si peu conforme aux règles établies. Il savait depuis longtemps qu'elle était la Catherine d'autrefois... seulement il ne l'aimait plus. Mieux ! Il lui en voulait, la rendant responsable au même titre que Garin de la mort de Barnabé. Responsable, certes, elle l'était, et plus encore que Landry ne l'imaginait ! Ce n'était pas la première fois que le remords et le chagrin venaient l'assaillir au souvenir du Coquillart envoyé pour rien à une mort affreuse !

Autre chose encore intriguait Catherine. Si Landry et Barnabé avaient renoué des relations, pourquoi donc Barnabé ne lui en avait-il jamais parlé ?

Et pourquoi Landry n'était-il jamais venu chez l'oncle Mathieu revoir son amie d'enfance, lorsqu'elle était encore fille ? Catherine poussa un profond soupir. Toutes ces questions ne pouvaient, à l'heure présente, que demeurer sans réponse. Elle se torturait l'esprit bien en vain.

Une voix froide vint interrompre ses réflexions et la fit sursauter.

— Puis-je vous demander ce que vous faites ici ? On vous réclame au banquet.

Debout sur le palier, Garin la regardait. Sans bouger d'où elle était, Catherine leva vers lui un visage las et un pauvre sourire.

— Je n'ai pas envie d'y aller, Garin. Cela ne m'amuse pas et je n'ai pas faim. Je préférerais aller rejoindre, chez la duchesse, Madame de Châteauvillain.

Un sourire sarcastique éclaira d'un jour peu agréable le visage fermé du Grand Argentier.

— Ce qui vous amuse ou non n'a aucune espèce d'importance, dit-il brutalement. Et vos préférences n'ont pas leur place ici. Je vous dis que l'on vous réclame. Ayez au moins le courage d'occuper le rang que l'on vous donne et d'accepter les conséquences de vos actes...

Il tendait la main vers elle pour la conduire au festin. Avec un soupir de lassitude, Catherine remonta les quelques marches descendues à la suite de Landry, posa sa main sur celle de son mari.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien d'autre que ce que je dis : votre place, à cette heure, n'est pas dans l'escalier !

Il la conduisit ainsi jusqu'à la salle des festins, brillamment illuminée à cause du jour bas et gris. Un vacarme assourdissant y régnait. Le repas de noces était des plus gais et nombre d'invités étaient déjà ivres. Les rires, les cris, les plaisanteries fusaient de l'une à l'autre des trois immenses tables disposées en U qui faisaient le tour de la salle. Une armée de valets faisait le service, transportant des plats immenses que des marmitons apportaient des cuisines du rez-de-chaussée. Les officiers de bouche, les échansons s'activaient... Seuls, les nouveaux mariés et le duc Philippe étaient silencieux. Richemont et Marguerite, la main dans la main, se regardaient et ne songeaient même pas à manger. Philippe, taciturne, regardait droit devant lui d'un air absent. Il fut le seul à remarquer l'entrée de Catherine que Garin menait à sa place. Instantanément son visage s'éclaira. Il sourit tendrement à la jeune femme...

— Vous voyez bien que l'on vous attendait ! souffla Garin à l'oreille de sa femme. Votre présence fait des miracles, ma parole ! Regardez un peu l'air gracieux de Monseigneur ! Je vous assure que, jusqu'ici, il était parfaitement sinistre.

Le ton de persiflage de son mari eut le don d'agacer Catherine qui n'avait nul besoin d'un surcroît d'énervement. Elle haussa les épaules.

— Dans ces conditions, vous devez être vous- même fou de joie. Voilà votre but atteint !

En prenant place à table, elle rendit son sourire à Philippe.

Le repas lui parut interminable. Jamais, de toute sa vie, elle ne s'était autant ennuyée. Pourtant, cette journée de noces lui réservait encore une autre surprise. Il était à croire que tous les témoins de son passé s'étaient donné pour tâche de revenir vers elle au même instant ! À la réception qui suivit le festin et à laquelle s'écrasa la noblesse de toutes les provinces ducales, plus bon nombre d'Anglais, beaucoup de Bretons et même quelques Français, la jeune femme ne tarda pas à remarquer un prélat que l'on entourait beaucoup, et qui, d'ailleurs, se distinguait par le faste tout particulier de ses vêtements.

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