Depuis plus de trois mois qu'elle vivait chez les Bernardines, Catherine s'était pliée, sans effort apparent, aux règles rigides de la vie conventuelle.
La mère Marie-Béatrice, cousine de Xaintrailles, l'avait accueillie avec bonté. Elle ressemblait curieusement au grand capitaine rouquin et cette ressemblance avait été agréable à Catherine. Elle et Sara occupaient, dans le couvent, une grande chambre un peu mieux meublée que les cellules des nonnes mais elles mettaient un point d'honneur à participer autant que possible à la vie de la communauté.
Les longues stations à la chapelle, jadis si pénibles à la jeune Catherine lorsqu'elle accompagnait Loyse, lui étaient devenues agréables et même nécessaires. Elle avait l'impression qu'en parlant d'Arnaud à Dieu, elle se rapprochait un peu de lui. En vérité, elle n'avait plus guère d'espoir qu'en la Divine Puissance pour le lui ramener. Songerait-il vraiment à tenir sa promesse de la laisser les accompagner au secours de Jehanne ? Elle n'y croyait plus. Trois mois de silence absolu étaient passés et les bruits du monde s'éteignaient à la porte du couvent, même ceux de la guerre...
Pourtant, de cette guerre, Louviers avait eu sa large part. Prise et reprise, elle était depuis quelques mois aux mains de La Hire qui s'en était emparé après une fulgurante campagne normande au cours de laquelle il avait eu la gloire de reprendre Château-Gaillard aux Anglais. Maintenant, il tenait Louviers et le tenait bien. La terreur qu'inspirait son nom l'aidait à maintenir dans l'obédience l'arrière-pays et là où flottait son étendard noir à la vigne d'argent1 régnait une relative tranquillité bien que l'Anglais ne fût pas loin.
Chaque soir, avant de se coucher, Catherine passait un long moment sur une tourelle du couvent, regardant la campagne blanche où les chemins disparaissaient. Parfois, des cavaliers approchaient de la ville et, à ces moments-là, son cœur battait plus vite mais la déception venait aussitôt. Ce n'étaient jamais ceux qu'elle espérait voir venir. Jusques à quand lui faudrait-il demeurer ici, attendant vainement ? Devrait-elle encore partir par les chemins,
1. Armes parlantes : il s'appelait Etienne de Vignolles.
dans les dangers et la peur, à la recherche de celui qu'elle aimait et qui la repoussait si obstinément ?
— Tu devrais être plus calme, lui disait Sara. Les hommes oublient facilement les femmes quand le démon de la guerre les tient.
— Arnaud fait tout ce qu'il peut pour m'écarter de lui... Il ne viendra jamais me chercher.
— L'autre capitaine, celui qui a des cheveux rouges, tiendra la promesse qu'il t'a faite. J'en suis sûre, car, au moins, celui-là a de l'amitié pour toi.
Quant à l'autre, s'il est si dur, c'est peut-être qu'il a peur de toi et ne se sent pas sûr... Sois patiente, attends...
— Attendre, attendre, répondit Catherine avec un sourire amer. Je ne fais que cela ! Attendre et prier...
— Quand on prie, on ne perd jamais son temps. Continue !
Un matin, pourtant, comme Catherine sortait de la messe, une religieuse vint lui annoncer qu'on la demandait au parloir.
— Qui peut venir ? s'étonna Catherine en s'efforçant de faire taire en elle l'espoir brusquement surgi.
— Messire de Vignolles avec un moine et un autre personnage que je n'ai jamais vu.
Allons, ce n'étaient pas encore eux ! Tirant sur ses cheveux le voile de soie bleue qui allait glisser sur ses épaules, Catherine confia son livre d'heures à Sara et gagna le parloir. Mais, quand la porte s'ouvrit devant elle, elle reçut un si violent coup au cœur qu'elle dut se retenir pour ne pas crier. Arnaud était en face d'elle, avec frère Étienne Chariot et La Hire.
Vous ! souffla-t-elle, vous êtes venu... Gravement, sans sourire, il inclina brièvement sa haute taille.
— Je suis venu vous chercher. Frère Étienne que voici arrive de Rouen où Jehanne est captive depuis la Noël. Il nous apporte un moyen d'entrer dans la ville, ce qui n'est pas aisé car de nombreuses troupes anglaises la tiennent.
Catherine était heureuse de revoir frère Étienne. Il y avait beau temps qu'elle ne s'étonnait plus de le voir paraître ou disparaître sans prévenir. Elle savait que l'agent secret de Yolande d'Aragon ne pouvait avoir la vie de tout le monde. Mais elle serra chaleureusement les mains du petit cordelier.
— Ainsi, vous savez où est Jehanne ? demanda-t-elle sans regarder Arnaud car elle ne se sentait pas sûre d'elle et craignait de paraître trop émue.
— Elle est au château de Rouen1, gardée dans un cachot du premier étage de la tour de Bouvreuil qui donne sur les champs. Cinq soldats anglais la surveillent jour et nuit : trois dans le cachot même et deux à la porte. De plus, elle est enchaînée par les pieds à une énorme pièce de bois. Bien entendu, la tour et le château regorgent de soldats car le jeune roi Henry VI et le cardinal de Winchester2, son oncle, logent au château.
A mesure qu'il parlait, le cœur de Catherine se serrait, le visage d'Arnaud et de La Hire se rembrunissaient.
— Autrement dit, fit le Gascon, on ne peut l'atteindre ! Tuer cinq hommes n'est rien mais il semble qu'il y en ait beaucoup d'autres !
Frère Étienne haussa les épaules. Son visage jovial avait perdu sa gaieté.
Des plis nombreux se creusaient sur son front.
— Dans un cas semblable, la ruse a souvent plus de chances que la force.
Jehanne sort chaque jour pour se rendre aux séances du procès.
— Construit jadis par Philippe-Auguste.
— Henry Beaufort. On l'appelait aussi le cardinal d'Angleterre.
Un même cri sortit de la poitrine des trois auditeurs du moine.
— Un procès ? Qui le lui fait ?
— Qui voulez-vous que ce soit ? Les Anglais, bien sûr. Mais sous les couleurs d'un procès religieux. C'est devant un tribunal ecclésiastique qu'elle comparaît, composé exclusivement de prêtres dévoués aux Anglais. La plupart viennent de l'Université de Paris qui leur est tout acquise. L'évêque de Beauvais, Pierre Cauchon, le préside avec l'aide de son ami Jean d'Estivet, promoteur du procès. On dit qu'il a promis à Warwick la mort de Jehanne et je le crois capable d'y parvenir.
Le nom avait frappé Catherine. Elle revoyait l'universitaire aigri et besogneux du temps de la Caboche, le prélat bouffi d'orgueil et de suffisance rencontré à Dijon. Certes, le juge de Jehanne devait être à la hauteur des deux autres personnages. En se rappelant la dureté des petits yeux jaunes de l'évêque, la jeune femme frissonna. En de telles mains, Jehanne n'avait à attendre ni pitié ni merci.
— Le but de ce procès ? demanda La Hire avec hauteur.
— Déshonorer le roi de France en démontrant que sa couronne lui a été gagnée par une sorcière et une hérétique, apaiser la rancune des Anglais en livrant Jehanne au bûcher, répliqua tranquillement frère Étienne.
Un moment de silence suivit les terribles paroles dont chacun écoutait l'écho résonner au fond de sa conscience et de son cœur. Enfin, Arnaud soupira :
— C'est bon. Dites à Catherine ce que vous nous offrez...
Voici ! J'ai de la famille à Rouen. Une bien intéressante famille : mon cousin Jean Son est maître maçon... et il est chargé de l'entretien du château. Ce sont des gens très bien, jouissant d'une belle aisance et... de l'entière sympathie de l'occupant avec lequel ils entretiennent d'assez bonnes relations d'affaires et même un peu plus.
— Des amis des Anglais ? fit Catherine ahurie.
— Mais oui ! fit frère Étienne imperturbable. Je vous ai dit que mon cousin jouissait de la sympathie des Anglais mais je ne vous ai rien dit de ses sympathies à lui. C'est, au fond, un fidèle sujet du roi de France comme tous ceux de cette malheureuse cité de Rouen. Ses relations peuvent être fort utiles car, en plus, sa femme Nicole est lingère. Elle travaille pour le jeune roi et aussi pour la duchesse de Bedford qui est à Rouen en ce moment. C'est une femme fort revêche que dame Nicole... mais, grâce à elle, la duchesse a su que les gardes de Jehanne avaient tenté de la violer et ils ont été remplacés par d'autres qui ont reçu une sévère consigne. Mes cousins recevraient volontiers un ou deux membres de leur famille, réfugiés de Louviers par exemple. Personnellement, je verrais assez un ménage modeste... un maçon et son épouse, peut-être.