Catherine chargea son attitude de toute l'humilité désirable et répliqua modestement :
— J'obéirai, messire. Le maître est bon pour moi. N'a-t-il rien dit d'autre ?
Son regard violet, suppliant, croisa le regard gris, immobile, de Tristan, y vit passer un rapide éclair.
— Si. Il a montré une grande joie devant ton désir de reprendre une vie normale. Il te fait dire qu'il y a fête ce soir chez le Roi, mais que, sans doute, tu es encore trop faible pour danser devant la Cour. En revanche, le maître viendra cette nuit, après la fête... s'assurer par lui-même de cet heureux retour à la santé.
Un frisson désagréable parcourut la peau de Catherine. Elle avait compris. Ce soir, La Trémoille viendrait réclamer les droits qu'il se croyait sur elle. Et comme il viendrait après une longue soirée joyeuse, il serait ivre, plus que certainement, et donc au-delà de toute possibilité de raisonnement. La perspective n'avait rien de séduisant et Catherine sentit sa gorge se serrer. Cependant, Tristan, raide et hautain comme il se doit pour un valet de grande maison obligé de se commettre avec la racaille, se dirigeait vers la porte. Au moment de la franchir, il se retourna, la main sur le vantail, et, négligemment :
— Ah ! j'oubliais, on a mis tes objets personnels dans l'aumônière de la robe. Monseigneur est trop bon envers une fille de ta sorte. Il a tenu à ce qu'on te rende tout ce qui t'appartient.
La présence de Chryssoula retint Catherine de se jeter sur les vêtements pour fouiller l'aumônière. Tout ce qui lui appartenait ? Mais elle n'avait rien, qu'une chemise déchirée, quand elle était arrivée chez Gilles de Rais. Hormis, évidemment, les deux petites boîtes de Guillaume l'Enlumineur qu'elle gardait dans une poche sous ladite chemise, qu'elle avait transférées, après son bain, dans la dalmatique blanche et verte qu'on lui avait donnée et qu'elle avait encore avec elle. Alors de quoi parlait Tristan ?
Après quelques ablutions précautionneuses, car elle avait l'impression, depuis quelques jours, que son teint pâlissait légèrement et qu'une ligne plus claire se mon trait à la racine de ses cheveux, elle enfila les vêtements que lui tendait Chryssoula et qui étaient simples et propres mais sans luxe. Une robe de futaine grise, une chemise de toile fine, une guimpe plissée et une cornette de toile blanche, une ceinture et une aumônière de cuir assez vaste et qui parut à Catherine étrangement lourde. Apparemment, La Trémoille ne tenait pas à ce qu'elle se fît remarquer, elle devait se confondre avec les servantes et n'attirer en rien l'attention des habitants du château.
En accrochant l'aumônière à la ceinture bouclée autour de ses hanches les doigts de Catherine se firent un peu fébriles. Elle grillait de curiosité, encore que l'épaisseur du cuir lui rendît impossible de deviner ce qu'il y avait dedans. Mais elle s'empêcha de l'ouvrir au prix d'un petit effort de volonté. Pourtant, s'apercevant qu'une ample mante de fine laine noire avait été jointe au reste, elle la jeta sur ses épaules et fit signe à Chryssoula qu'elle était prête. La vieille ouvrit la porte et précéda Catherine à travers l'immense et somptueuse chambre du Grand Chambellan, véritable temple de l'or où même les rideaux du lit et les coussins des sièges avaient les reflets du métal magique, puis dans l'étroit escalier du donjon.
Là, il faisait sombre et, à l'abri de sa mante, Catherine explora hâtivement l'aumônière. Il y avait un mouchoir, un chapelet, quelques pièces de monnaie, puis ses doigts découvrirent un petit rouleau de parchemin et, enfin, un objet qui les fit trembler de joie et qu'ils parcoururent deux fois, trois fois pour mieux s'assurer de sa réalité : une dague ! La dague à l'épervier des Montsalvy, le poignard d'Arnaud qu'elle avait dû laisser dans ses vêtements de garçon. Une fervente action de grâce jaillit du cœur de Catherine à l'adresse de Tristan. Il avait pensé à tout ! Il veillait bien réellement sur elle et avait deviné qu'elle souhaiterait frapper plutôt que subir le Grand Chambellan !
Ce fut d'un pas léger qu'elle descendit les derniers degrés de l'escalier derrière Chryssoula qui trottait comme une souris. Elle était libre !
Libre de vivre ou de mourir, libre de tuer ou de faire grâce. En débouchant dans la cour, elle leva vers le grand ciel ensoleillé un regard triomphant, joyeux. Elle avait maintenant le moyen d'abattre son ennemi, d'assouvir sa vengeance ! Qu'importait ce qu'il adviendrait d'elle par la suite ?
Mais elle n'était pas encore assez détachée de la terre pour ne pas brûler de savoir ce qu'il y avait sur le rouleau de parchemin. Tristan, sans doute, y avait inscrit un message important. Comment s'y prendre pour le lire en paix ? Se déclarer fatiguée pour remonter ? Déjà ! Cela semblerait peut-être suspect. Mieux valait attendre un peu. Une demi-heure de plus ou de moins n'aurait sans doute guère d'importance.
Dans la vaste cour du château, il y avait beaucoup de monde, beaucoup de mouvement. Une compagnie d'archers montait aux créneaux, sous les rayons du soleil qui faisaient étinceler leurs chapeaux de fer. Émergeant de la voûte profonde, en pente raide, où s'enchâssait la herse présentement relevée, des chariots chargés de bois remontaient péniblement jusqu'à cette haute cour en plate-forme.
En revanche, des lavandières descendaient vers le fleuve, des corbeilles de linge fièrement portées sur la tête. Près de l'imposant mais sévère logis royal, des chasseurs, déjà à cheval, portant sur leurs poings gantés de cuir épais des faucons encapuchonnés, attendaient un autre chasseur, sans doute de haut rang, tandis qu'un groupe de dames de la cour gagnaient le verger en caquetant comme des perruches, sous les flèches ennuagées de leurs hennins. Catherine, la vieille Chryssoula sur les talons, erra un moment au milieu de tout ce monde, goûtant le simple plaisir du soleil sur ses épaules. Le mois de mai étalait toute sa gloire naissante en fleurs fraîches, émaillant le verger que l'on apercevait au-delà d'une porte, basse et ajourée, et qui s'étalait sur la longue terrasse fermée de murailles dominant la Loire. C'était comme si la nature rejetait enfin le cauchemar de l'hiver et du tardif printemps, comme si la terre meurtrie du royaume cherchait à prendre sa revanche sur tant de ravages, tant de larmes et de sang. Et Catherine découvrait avec émerveillement qu'à l'ombre de cette forteresse poussaient encore des roses. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait vu une rose !
Attirée par la fraîche verdure du verger, elle se dirigeait vers lui tout doucement lorsque quelques dames accompagnées de pages en sortirent, des jeunes filles surtout, portant des couronnes de fleurs sur leurs longs cheveux dénoués et habillées toutes de la même robe bleu pâle. Elles entouraient une grande femme hautaine et superbe dont l'orgueilleuse beauté se rehaussait d'une somptueuse robe de brocart orange et or qui semblait faite de même matière que son opulente chevelure rousse. Des émeraudes étincelaient à sa gorge largement décolletée et sur l'immense hennin, haut comme une flèche d'église, qui couronnait royalement la nouvelle venue. Sur son passage, chacun s'écartait respectueusement et saluait. Catherine, sans doute, eût pris cette femme pour la reine en personne si elle ne l'avait reconnue et n'eût senti aussitôt son cœur se gonfler de fiel. Les pieds soudain rivés dans la poussière de la cour, les yeux brûlant de haine, elle regardait s'avancer le gracieux escadron azuré des filles d'honneur entourant la dame de La Trémoille, la femme qui avait osé aimer Arnaud et le faire torturer parce qu'il l'avait repoussée, celle dont elle, Catherine, s'était juré la mort.
Elle sentit que Chryssoula, inquiète, la tirait par sa mante, mais elle était incapable de bouger. Jamais Catherine n'avait éprouvé à ce point, aussi cru, aussi brutal, le désir de tuer. Si rigide était son immobilité que la grande femme rousse la remarqua. Elle fronça ses épais sourcils, héla la jeune femme d'un geste autoritaire :