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Depuis, Chryssoula et Nitsa le servaient fidèlement et le suivaient dans les méandres les plus sombres de son existence. Elles avaient toujours la garde des femmes que La Trémoille attirait et se réservait.

Et elles étaient tellement semblables l'une à l'autre qu'au bout de cinq jours Catherine était encore incapable de les distinguer.

La présence continuelle de ces femmes l'obsédait. Elle eut cent fois préféré la solitude à ces ombres silencieuses, ces visages murés sur leur secret où les yeux seuls avaient l'air de vivre. Encore Catherine éprouvait- elle un malaise quand le regard de sa gardienne du moment tournait dans son orbite et glissait vers elle... De plus, la joie qu'elle avait ressentie en reconnaissant Tristan sous la défroque d'un valet s'était estompée. Elle avait espéré qu'il viendrait auprès d'elle dans les heures suivantes, mais, en dehors de La Trémoille, aucun homme n'avait franchi le seuil de sa chambrette. Seules, les deux vieilles Grecques paraissaient en avoir la permission.

Ces visites biquotidiennes du Grand Chambellan étaient pour la jeune femme autant d'épreuves. Il était, avec elle, d'une amabilité qui l'écœurait d'autant plus qu'elle était obligée d'y répondre par une amabilité égale, nuancée, au surplus, d'humilité comme il convient à une pauvre fille des quatre vents. Elle s'obligeait à demeurer au fond de son lit et à se faire infiniment plus faible et plus malade qu'elle n'était, tant elle avait peur qu'il n'en vînt à lui redemander d'être «

gentille » avec lui. La seule idée d'un contact intime avec ce monument de graisse jaune lui soulevait le cœur: Elle voulait sa perte, elle voulait, de toute la force de sa haine, venger Arnaud, les siens et elle-même de ce tyran sans grandeur qui les avait réduits à la misère et menait le royaume à sa ruine. L'effort qu'il lui fallait fournir, chaque jour, pour ne rien montrer de ses sentiments profonds et pour sourire, était surhumain. Elle avait besoin, pour y parvenir, d'évoquer ce moment, pour lequel elle avait vécu durant tant de mois, où elle tiendrait enfin son ennemi à sa merci. Alors, elle retrouvait en elle des ressources d'énergie nouvelle. Mais elle s'était juré une chose, à l'aube de cette nuit infernale avec Gilles de Rais : même pour mener à bien sa mission, même pour attirer La Trémoille à Chinon, elle n'accepterait de se donner à cet être si profondément corrompu que son aspect physique avait fini par s'en ressentir. Si vraiment elle ne parvenait à le tenir à distance avant de l'avoir persuadé de quitter Amboise pour Chinon, Catherine était décidée à tuer La Trémoille, purement et simplement, quitte à être exécutée ensuite. Du moins ne la tuerait-on point sans l'entendre.

Mais, pour tuer, il fallait une arme, et d'armes elle n'en avait point.

Elle comptait même sur Tristan pour lui en faire passer une. Encore eût-il fallu pouvoir communiquer avec lui...

Toutes ces idées hantaient la jeune femme durant les longues heures d'immobilité au fond de ses courtines rouges. Les bruits du château, appels des guetteurs, relèves des gardes, cris des servantes, ordres militaires, galop de chevaux, échos de musique étaient les seules distractions de Catherine qui mourait d'ennui. Tout le reste du temps, elle fixait une statue de l'archange saint Michel placée sur un petit autel en face de son lit, s'étonnant de trouver une statue pieuse dans la chambre que La Trémoille réservait à ses éphémères maîtresses. Cette vie végétative, pourtant, avait du bon. Elle permit à Catherine de récupérer pleinement ses forces. Soumise à un repos forcé, bien nourrie, bien soignée, elle recouvra vite toute sa vitalité.

Quand vint le sixième jour, elle décida qu'il était temps de passer à l'action. Un mince incident vint lui rappeler l'urgence qu'il y avait à brusquer les événements. Ce matin-là, comme elle avait coutume de le faire à l'heure où tout le château prenait son premier repas, c'est-à-dire, après la messe matinale, la vieille Chryssoula - à moins que ce ne fut Nitsa - apporta à Catherine de quoi se restaurer : un plat d'alouettes rôties, une cruche de vin et un pain... dans lequel la jeune femme trouva une mince bande de parchemin roulé.

Elle se hâta de le faire disparaître pour le sauver des yeux aigus de la vieille et ne le déroula que lorsque sa gardienne fut repartie avec les plats vides. Il ne contenait que .trois mots, mais si menaçants dans leur concision que Catherine se sentit galvanisée. « N'oublie pas Sara

», disait le billet, et elle comprit qu'il venait de Gilles de Rais, que le seigneur à la barbe bleue s'impatientait et que, dans sa hâte de posséder le fabuleux diamant, il pouvait être dangereux. Comment faire pour lui arracher Sara ? Voler le diamant ? Catherine l'eût fait volontiers s'il s'était agi seulement de sauver Sara, mais il fallait qu'elle demeurât au château et, de plus, elle n'avait aucune idée de l'endroit où La Trémoille rangeait le joyau.

Demander à La Trémoille la libération de Sara ? Certes, ce serait sans doute facile car le gros chambellan semblait très désireux de lui plaire. Ne lui avait-il pas, la veille même, apporté une lourde et belle chaîne d'or en laissant entendre que, de sa complaisance, dépendraient le nombre et la beauté des cadeaux qu'elle recevrait ? Mais, si l'on arrachait Sara par force à Gilles de Rais, ne se vengerait-il pas en dénonçant la véritable identité de Catherine que rien, dès lors, ne sauverait?

Sa claustration, soudain, lui parut insupportable. Elle ne pouvait pas rester plus longtemps au fond de son lit et, quand la vieille revint, elle la trouva debout.

— Habille-moi, ordonna Catherine. Je veux sortir.

La vieille la regarda d'un air incrédule puis hocha la tête négativement, en désignant du doigt la porte unique de la chambrette qui donnait directement sur l'immense pièce ronde où logeait La Trémoille. Catherine comprit que sa gardienne ne ferait rien sans ordre.

— Va chercher le maître, alors, fit-elle sèchement. Dis-lui que je veux le voir.

L'air affolé de la femme n'éveilla aucune compassion chez Catherine qui s'avança vers elle.

Je suis plus forte que toi, lui dit-elle d'un ton menaçant. Si tu ne vas pas chercher le maître, je te jure que je sortirai d'ici, que tu le veuilles ou non. Et en chemise s'il le faut !

L'air déterminé de Catherine décida la vieille qui, faisant à la jeune femme signe de l'attendre, sortit de la pièce dont, cependant, elle referma soigneusement la porte derrière elle. Pendant ce temps, Catherine alla jusqu'à la petite fenêtre et se hissa sur la pointe de ses pieds nus pour voir au-dehors. De son lit, sur lequel une longue flèche de soleil était venue se poser, elle avait aperçu un coin de ciel d'un magnifique bleu profond et l'air qui entrait par la mince ogive était doux et tiède.

De son étroit observatoire, elle aperçut un coin étincelant du fleuve, un peu d'herbe verte et quelques arbres de l'île Saint-Jean. Un oiseau raya le ciel de son vol rapide et une folle envie s'empara de Catherine d'échapper à cette noire forteresse, de courir se plonger au cœur même de ce printemps glorieux. Sa jeunesse, réveillée en sursaut, réclamait impérieusement sa part, balayant pour un seul instant le désir de vengeance, l'ambition, le souci des jours à venir. Oh

! n'avoir qu'une maisonnette au bord d'un grand fleuve, avec un jardin fleuri, et y vivre doucement entre son fds et l'homme aimé ! Pourquoi donc ce lot si simple, qui était celui de tant de femmes, lui était-il à jamais refusé ?

Le retour de la vieille coupa court aux tristes méditations de Catherine. Elle rapportait sur ses bras des vêtements. Un valet l'accompagnait et Catherine eut un tressaillement de joie en reconnaissant Tristan.

— Le maître ne peut venir, dit-il d'un ton neutre, sans même regarder la jeune femme. Il permet que tu t'habilles et que tu descendes faire quelques pas dans la cour. Mais Chryssoula devra t'accompagner. Toi, tu demeureras sous sa surveillance et tu rentreras dès qu'elle te l'ordonnera. - La voix lente du Flamand se chargea d'une menace - Prends bien garde à obéir, fille d'Egypte, car il ne fait pas bon désobéir au maître.

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