Литмир - Электронная Библиотека

Demeurée seule, Catherine se laissa glisser sur les coussins entassés près de la cheminée. L'atmosphère de cette pièce l'étouffait et l'angoissait tout à la fois. Tous ces parfums trop lourds lui semblaient l'émanation même de la femme vénéneuse qui habitait ces lieux. Ses doigts fiévreux cherchèrent sous l'étoffe de sa robe la forme dure de la dague, caressèrent le contour de l'épervier ciselé sur la garde comme pour lui demander secours. Si souvent, la main ferme d'Arnaud s'était serrée autour de cette arme qu'elle avait dû y laisser un peu de son énergie. Mais, en évoquant la fière figure de son époux, des larmes lui montèrent aux yeux, brûlantes et lourdes de regrets... Que restait-il à cette heure de ce corps vigoureux, de ce beau visage ? De quels ravages la lèpre les avait-elle marqués ?...

Un frisson d'horreur la secoua au souvenir des lépreux qu'elle avait déjà rencontrés sur son chemin, affreuses j ruines de chair grise qui n'avaient plus rien d'humain et qui, parfois, s'en venaient aux tombeaux des saints implorer une impossible guérison... Cette femme qui venait de sortir, c'était elle la cause de tout le mal qui accablait Arnaud et qui brisait son propre cœur. Avec quelle joie elle lui eût plongé dans le cœur la lame qui se chauffait au contact de sa chair ! Mais il fallait attendre... encore attendre ! Avec lassitude, Catherine laissa tomber sa tête dans ses mains, cherchant à effacer les images douloureuses qui brisaient son courage. Une autre figure, soudain, se présenta au fond de son esprit : celle d'un homme blond dont les yeux clairs la regardait tendrement et qui portait au bras une écharpe noire et blanche. Cette image était belle, rassurante et douce. Pourtant Catherine la repoussa aussi, comme une profanation, comme si Pierre de Brézé avait tenté de forcer son cœur pour en chasser l'image d'Arnaud.

Le retour de la dame de La Trémoille l'arracha à ses pensées. La comtesse toisa un instant la jeune femme accroupie, puis sourit, mais, dans ce sourire, Catherine décela une cruauté qui la mit en garde.

— Viens, dit-elle. Tu vas être satisfaite.

Comme la nuit précédente, elles sortirent, l'une derrière l'autre, mais, cette fois, il n'y eut pas de porte dans le mur. On descendit jusqu'à la cour que l'on traversa, contournant le donjon pour gagner la tour des prisons. Chemin faisant, Catherine reconnut Tristan l'Hermite auprès d'un groupe de palefreniers qui jouaient aux dés sur une grosse pierre.

Il se détourna à son passage et la suivit des yeux. Son regard était aussi indifférent, aussi immobile que de coutume, mais, à son insistance, la jeune femme comprit qu'il se demandait ce qu'elle allait faire aux prisons en pareille compagnie.

Une porte au cintre rongé, si basse qu'il fallait se courber pour la franchir, ouvrait au pied de la tour. À peine le seuil passé, Catherine sentit un froid subit envelopper ses épaules. Le soleil, la chaleur s'arrêtaient aux abords de cet univers de ténèbres et de souffrance. Au fond d'une salle de gardes voûtée bas, où quelques hommes d'armes jouaient au jeu de l'oie sous la lumière fumeuse d'un quinquet, un escalier plongeait dans la terre... Sur un sec claquement de doigts de la comtesse, l'un des soldats se leva et, prenant une torche qu'il alluma au quinquet, s'engagea le premier dans l'escalier. Mais, ces détails, Catherine n'y prêtait guère attention car, depuis qu'elle était entrée dans la salle, un bruit affreux avait frappé ses oreilles, glaçant son sang dans ses veines : l'écho de gémissements humains qui, chose étrange, devenaient à la fois plus nets et plus faibles à mesure que l'on descendait. Quand les deux femmes atteignirent le premier palier, ces gémissements étaient devenus des râles. Catherine, la gorge serrée, regarda avec horreur l'épaisse porte qui s'ouvrait sur ce palier. Faite de fer plein et armée d'énormes verrous, elle laissait passer, par un judas grillé, une sinistre lumière rougeoyante. C'est de là que venaient les plaintes, en même temps qu'un claquement régulier et mou qui semblait rythmer ces râles.

Sans un mot, le soldat à la torche poussa cette porte qui n'était pas fermée. Catherine ne put retenir une exclamation faite de frayeur et de dégoût.

Devant elle, deux tourmenteurs vêtus de cuir, leurs têtes rases suant sous l'effort, se relayaient pour fouetter un homme attaché par les poignets au chapiteau d'un pilier... La jeune femme ne vit pas tout de suite La Trémoille qui, assis sur un fauteuil de bois grossier, regardait, son triple menton posé dans sa main, les yeux rivés sur le supplicié qui gémissait faiblement. Ses jambes fléchies ne le supportaient plus et tout le poids de son corps portait sur les poignets enchaînés. La tête aux longs cheveux noirs ballottait, inerte, et le dos n'était plus qu'une abominable bouillie dans laquelle les fouets claquaient avec un bruit affreux. Le sol était couvert de , sang... Malade d'horreur, Catherine recula jusqu'au mur, mais n'évita pas une éclaboussure sanglante qui vint la frapper à la joue.

Son regard défaillant chercha celui de sa compagne, mais la dame de La Trémoille ne la regardait pas. Les , narines palpitantes, les yeux écarquillés, elle jouissait si visiblement du spectacle qu'une nausée souleva le cœur de Catherine. L'homme ne gémissait plus. Les bourreaux cessaient de frapper, mais, même avant que l'un d'eux n'écartât d'un geste brutal les longues mèches noires pendant sur le visage de la victime, la jeune femme avait reconnu Fero... Et, soudain, une vision abominable s'imposa à elle. À la place du Tzigane, elle vit Arnaud, attaché à une colonne comme lui, gémissant et sanglant sous le fouet d'un bourreau avec, derrière lui, cette femme immonde qui passait sur ses lèvres sèches sa langue pointue. Ce supplice, Arnaud l'avait subi dans les caves de Sully avant que Xaintrailles ne l'en arrache... Et la vision fut d'une si effrayante netteté qu'une vague de haine furieuse souleva Catherine.

Aveuglée par une rage qu'elle ne pouvait plus contrôler elle chercha dans son corsage la dague d'Arnaud. Mais sa main tremblante rencontra d'abord la fiole de terre et s'y arrêta. D'ailleurs, la voix morne d'un bourreau annonçait :

— L'homme est mort, monseigneur.

La Trémoille eut un soupir ennuyé, parvint, au prix d'un effort, à extraire du fauteuil son énorme personne.

— Il était moins solide qu'il n'en avait l'air. Jetez-le au fleuve.

— Que non pas, intervint sa femme. J'ai promis à cette fille qu'il serait rendu aux siens. Qu'on le leur rende... et puis qu'on les chasse !

Son regard trouble, chargé d'une joie mauvaise, revenait trouver maintenant Catherine, collée au mur, blême et les dents serrées.

— Tu vois, dit-elle avec une dangereuse douceur, je fais tout ce que tu veux.

Les yeux sombres de Catherine tournèrent vers elle, se plantèrent dans le regard insolent qui l'insultait, brûlants de tant de haine et de mépris que l'autre, impressionnée malgré elle, recula d'un pas. La main de Catherine, toujours crispée sur la petite fiole, sortit lentement.

Ses doigts serraient, serraient, doués d'une force née tout entière de sa colère jusqu'à ce que le fragile flacon s'écrasât entre ces doigts.

Alors, d'un geste violent, elle en jeta les débris à la face de son ennemie.

— Et moi, je donne ce que j'ai promis, dit-elle d'une voix blanche.

Une effrayante colère convulsa le visage pâle de la comtesse. L'un des éclats l'avait blessée légèrement à la lèvre qui, ainsi teintée de rouge, lui donnait l'apparence terrible d'une goule. Elle tendit vers Catherine un doigt tremblant de rage.

— Saisissez-vous de cette femme, enchaînez-la à la place de son compagnon et frappez... frappez jusqu'à ce qu'elle en crève, elle aussi

!

Catherine comprit qu'elle était perdue, qu'en une seconde de fureur aveugle elle avait tout gâché, tout ruiné de sa vengeance et des plans de la reine Yolande. Elle comprit aussi qu'elle ne sortirait pas vivante de ce caveau, mais, curieusement, elle n'eut pas une pensée de regret pour ce qu'elle avait fait. Il lui faudrait sans doute se contenter, pour prix de la souffrance d'Arnaud et de celle qui l'attendait, de ce mince filet de sang qui coulait d'une lèvre blessée et de la fureur de cette femme, mais, du moins, le jeune comte du Maine ne risquerait plus d'être conduit, même pour une seule nuit, dans les griffes de cette affreuse créature.

60
{"b":"155291","o":1}