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— Tu l'as tuée ? balbutia-t-elle éperdue.

— Elle s'est tuée elle-même... Je n'ai pas vraiment voulu frapper.

La dague s'est enfoncée seule.

Un instant, ils demeurèrent là, face à face, avec ce cadavre entre eux deux. Arnaud tendit la main à sa femme :

— Viens !... Il faut tenter de fuir ! Les eunuques ont dû donner l'alarme. Notre seule chance était d'atteindre le passage secret avant d'être rejoints.

Sans hésiter, elle mit sa main dans la paume tendue, se laissa entraîner à travers les massifs de fleurs et de feuilles. Mais il était déjà trop tard. Arnaud avait raison : leur chance était de contraindre Zobeïda à leur montrer le passage secret. Maintenant, l'instant était passé. Le jour venait et, en même temps, le jardin s'éveillait. Aux quatre horizons, des pas, des appels se faisaient entendre. Le couple, cerné, hésita un instant sur la route à suivre.

— Il est trop tard ! murmura Arnaud. Nous n'avons pas le temps de courir vers le mur de la ville haute. Regarde !...

De tous côtés surgissaient des eunuques, avec leurs sinistres sabres courbes aux lames desquels le soleil levant arrachait des éclairs.

Derrière le rideau d'arbustes où les deux Montsalvy avaient laissé le cadavre de Zobeïda, des cris aigus s'élevaient, les « You !... You !... »

de désespoir obligé des servantes et des esclaves.

— Nous sommes perdus ! constata calmement Arnaud. Il nous reste seulement à savoir bien mourir.

— Si je demeure avec toi, je crois que je saurai mourir, fit Catherine en serrant plus fort la main de son époux. Ce n'est pas la première fois que nous regarderons, ensemble, la mort en face.

Rappelle-toi Rouen...

— Je n'ai pas oublié ! répondit Arnaud avec un fugitif sourire.

Mais, ici, il n'y a pas de Jean Son pour venir à notre secours !...

— Il y a Abou-al-Khayr... et Gauthier et Josse, mon écuyer qui s'est engagé dans les troupes du Calife pour entrer en Al Hamra !...

Nous ne sommes pas seuls !

Arnaud regarda sa femme avec admiration.

— Josse ? Qui est encore celui-là ?

— Un truand parisien qui faisait le pèlerinage pour le rachat de ses péchés... Il m'est très dévoué.

Malgré le danger imminent, malgré les silhouettes menaçantes dont le cercle, inexorablement, se refermait autour d'eux, Arnaud ne put s'empêcher de rire.

— Tu m'étonneras toujours, Catherine ! Si tu rencontrais Satan, ma mie, tu serais capable de lui passer une laisse au cou et d'en faire le plus obéissant des petits chiens ! Je constate également avec plaisir que tu as su traîner jusqu'ici cette montagne de muscles et d'obstination normande que l'on nomme Gauthier. Essaie maintenant ton pouvoir sur ceux-là ! ajouta-t-il, changeant de ton et désignant ceux qui approchaient.

Deux groupes distincts s'avançaient maintenant vers le couple, arrêté entre un bassin et un buisson de roses. En tête de l'un, Catherine et Arnaud pouvaient reconnaître les eunuques porte-torches de tout à l'heure précédant le corps, soulevé par dix femmes, de la princesse.

L'homme qui conduisait l'autre, Catherine le reconnut à son turban de brocart pourpre : c'était le Grand Vizir, Aben-Ahmed Banu Saradj...

— Tu as raison ! murmura-t-elle. Nous sommes perdus ! Celui-là te hait et n'a aucune raison de m'aimer...

Les deux groupes firent leur jonction avant d'atteindre le couple.

Banu Saradj regarda longuement le corps que les femmes déposaient devant lui, enveloppé dans ses voiles d'azur, puis, calmement, il marcha vers les deux jeunes gens. Catherine, instinctivement, avait cherché refuge auprès d'Arnaud dont le bras entourait ses épaules. La mort qui s'avançait vers eux sous l'aspect de cet homme, jeune et élégant, lui semblait plus terrible encore que celle apportée par le cobra, peut-être parce que mourir est affreux quand, après tant de peines, on a enfin retrouvé l'amour et le bonheur. Le jardin était beau, dans la lumière dorée du petit matin. Les fleurs, rafraîchies par la nuit, semblaient plus éclatantes et l'eau avait des reflets bleus, ravissants.

Le regard lourd de Banu Saradj, curieusement vide, se posa sur Arnaud.

— C'est toi, n'est-ce pas, qui as tué la princesse ?

— C'est moi, en effet ! Elle voulait supplicier ma femme, je l'ai tuée.

— Ta femme ?

— Celle-ci est ma femme, Catherine de Montsalvy, venue me rejoindre au prix des plus grands périls.

Les prunelles noires du Grand Vizir glissèrent un instant sur Catherine, chargées d'une ironie qui la fit rougir. Cet homme, en effet, l'avait surprise dans les bras du Calife et l'évocation des périls courus par elle devait, fatalement, l'amuser. Elle en eut honte, se reprocha le demi-sourire du Maure parce que c'était Arnaud qui en faisait les frais.

— C'était sans doute ton droit, remarqua Banu Saradj, mais tu as versé le sang même du Commandeur des Croyants et, pour ce crime, tu mourras...

— Soit, prends ma vie, mais laisse partir mon épouse ! Elle est innocente.

— Non ! protesta Catherine farouchement en s'accrochant à son époux. Ne nous sépare pas, Vizir ! S'il meurt, je veux mourir aussi...

— Ce n'est pas moi qui déciderai de votre sort, intervint Banu Saradj. Le Calife approche de sa ville. Dans une heure, il aura rejoint Al Hamra. Tu oublies trop vite, femme, que tu lui appartiens. Quant à cet homme...

Il n'ajouta rien qu'un geste autoritaire. Quelques-uns des gardes qui l'escortaient s'avancèrent. Malgré ses cris, et sa défense désespérée, Catherine fut arrachée d'Arnaud dont les mains furent liées derrière le dos tandis que la jeune femme était remise aux servantes du harem.

— Reconduisez-la chez elle, recommanda le Vizir d'un ton d'ennui, et faites-la garder de près. Mais, surtout, qu'elle se taise !

— Je me tairai, hurla Catherine hors d'elle à la vue de son époux chargé de liens et entouré de gardes, si tu me laisses avec lui, si tu me donnes à moi aussi des chaînes.

— Sois courageuse, Catherine, supplia Montsalvy. J'ai besoin de ton courage.

— Bâillonnez-la, ordonna Banu Saradj. Ces cris sont insupportables !

Les femmes s'abattirent sur elle comme une nuée de guêpes, l'étouffant, l'aveuglant même. Une écharpe fut nouée, serrée sur sa bouche, une autre entrava ses mains, une autre encore lia ses pieds, puis, comme un simple paquet, la jeune femme fut emportée, sur les épaules des servantes, vers l'appartement de sultane qu'elle avait quitté, au début de cette nuit qui s'achevait, avec au cœur un si grand espoir. La rage la brûlait si fort qu'elle n'avait même pas envie de pleurer ! Dieu allait-il permettre cette injustice ? Arnaud devrait-il mourir pour avoir abattu cette démente sanguinaire qui voulait lui faire subir les pires supplices ? Non... ce n'était pas possible, cela ne pouvait pas être possible !...

Au prix d'une douloureuse torsion de cou, elle parvint à tourner la tête, à apercevoir encore une fois son époux. Entre les cimeterres étincelants, il s'en allait vers les prisons très droit, très fier malgré ses liens, haute silhouette noble dans la lumière matinale. Des larmes jaillirent des yeux de Catherine, amères et brûlantes, chargées de désespoir.

— Je te sauverai... promit-elle tout bas. Dussé-je me traîner aux pieds du Calife, baiser la poussière sous ses pas, je lui arracherai ta grâce...

Elle était prête, une fois encore, à n'importe quelle folie. Pourtant, elle savait bien qu'il était désormais un prix dont Arnaud ne voudrait, en aucun cas, qu'elle payât sa vie sauve... Il l'avait reprise. Elle n'était plus qu'à lui. Tandis qu'on l'emportait, elle entendit, dans l'air bleu du matin, éclater le son aigre des fifres et des tambours rythmant la longue acclamation de la foule. Muhammad venait de rentrer dans Grenade...

Quand, vers le soir, on vint chercher Catherine pour la conduire auprès du Calife, elle sentit l'espoir se faire plus vif en elle. Pourtant, la journée n'avait guère été encourageante.

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