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A la vue de la princesse, les Soudanais s'immobilisèrent avec leur prisonnière, incapable de faire le moindre mouvement. Zobeïda s'adressa au groupe :

— Qu'y a-t-il ? Pourquoi ce bruit ?

— Nous avons capturé une femme qui se cachait dans ce jardin, ô Lumière ! Elle a franchi le mur. Nous l'avons suivie jusqu'ici.

— Amène-la...

Bon gré, mal gré, Catherine fut traînée jusqu'aux pieds de Zobeïda, forcée de s'agenouiller, maintenue de force dans cette position.

Arnaud, les sourcils froncés, un pli de dégoût aux lèvres, regardait la scène dont il s'était écarté de deux ou trois pas. À le voir si proche, le cœur de Catherine cognait à grands coups dans sa poitrine. Oh !

pouvoir lui crier son nom, se réfugier dans ses bras... Mais le danger était mortel, pour elle comme pour lui. Elle l'entendit murmurer :

— Une curieuse, sans doute, ou une mendiante venue de la ville haute. Laisse-la aller !

— Nul n'a le droit d'entrer chez moi ! réplique Zobeïda sèchement.

Cette femme paiera pour sa faute !

— Ce n'est pas seulement une curieuse, coupa l'un des Soudanais.

Une curieuse n'est pas armée. Nous avons trouvé ceci sur elle.

Une exclamation de rage échappa à Catherine ; elle ne s'était pas aperçue, tandis qu'elle se défendait contre ses agresseurs, qu'ils lui avaient pris sa dague. Maintenant, l'épervier d'argent et d'or luisait sur la paume noire de l'eunuque, tendue vers la princesse. Celle-ci se pencha pour mieux voir ce qu'on lui offrait, mais Arnaud fut plus rapide qu'elle. Il avait bondi, s'était emparé de l'arme et, les traits soudain bouleversés, l'examinait. Son regard vint peser sur Catherine agenouillée.

— Où as-tu pris cette dague ? demanda-t-il d'une voix rauque.

Elle était incapable de répondre parce que l'émotion l'étranglait, mais ses prunelles violettes, dilatées, le dévoraient et l'imploraient en même temps. Elle en avait oublié Zobeïda dont cependant le regard noir plein d'éclairs ne présageait rien de bon. La Mauresque s'adressa durement à son captif :

— Tu connais cette arme ? demanda-t-elle. D'où vient-elle ?

Arnaud ne répondit pas. Il continuait à regarder la forme sombre agenouillée dans le sable et qui levait sur lui un regard plein d'étoiles.

Soudain, Catherine le vit pâlir. Avant qu'elle ait pu seulement prévenir son geste, il avait fait trois pas en avant et, empoignant le voile bleu, l'avait arraché. Il demeura frappé de stupeur devant le visage soudain découvert.

— Catherine ! souffla-t-il. Toi !... Toi, ici !...

— Oui, Arnaud... dit-elle doucement. C'est bien moi...

Il y eut un très court, un merveilleux moment où l'un et l'autre oublièrent tout ce qui n'était pas la joie immense de se retrouver enfin après tant de larmes et tant de souffrances. Ces Maures qui les entouraient, cette femme qui les observait avec une fureur grandissante, ce danger qui planait sur eux, ils ne s'en rendaient même plus compte. Tout s'était effacé, tout s'était aboli. Ils étaient seuls au milieu d'un monde mort où rien ne subsistait que leurs regards unis, soudés comme pour une étreinte, et leurs cœurs qui, de nouveau, battaient au même rythme. Glissant machinalement la dague dans sa ceinture, Arnaud tendit les mains pour aider sa femme à se relever.

— Catherine ! murmura-t-il avec une inexprimable tendresse, «

Catherine... ma mie » !

Le mot cher entre tous ! Le mot qu'elle n'avait jamais pu oublier et que lui seul savait dire !... Le cœur de Catherine en défaillit. Mais l'instant de rémission était déjà évanoui. Zobeïda, d'un bond de panthère, s'était jetée entre eux.

— Qu'est ce langage ? fit-elle en un français qui stupéfia Catherine. Elle s'appelle Lumière d'Aurore, c'est une esclave achetée aux pirates. Elle est la dernière concubine de mon frère, sa favorite !

Toute la douceur qui avait, un instant, détendu les traits énergiques d'Arnaud s'effaça. Un éclair de colère brilla dans son regard noir et il tonna :

— Elle s'appelle Catherine de Montsalvy ! Et elle est... ma sœur !

L'hésitation avait été imperceptible, toute légère : le temps d'un battement de cœur, mais qui avait suffi à rendre au chevalier la notion du danger. Avouer Catherine pour sa femme, c'était la condamner sur-le-champ et sans rémission à la pire des morts. Il connaissait trop la furieuse jalousie de Zobeïda ! En même temps, son regard reprenait possession de celui de Catherine, à la fois impérieux et suppliant de ne pas le démentir. Mais Arnaud n'avait rien à redouter. Encore que Catherine eût éprouvé une joie sauvage à revendiquer son titre d'épouse, à le jeter comme une pierre à la face de sa rivale, elle n'avait aucune envie de perdre stupidement la vie pour un mot. D'ailleurs, Zobeïda avait-elle cru le pieux mensonge ? Ses prunelles rétrécies allaient de l'un à l'autre des deux époux sans même songer à dissimuler leur étonnement et leur méfiance.

— Ta sœur ! Elle ne te ressemble guère !...

Arnaud haussa les épaules.

— Le Calife Muhammad a les cheveux blonds, les yeux clairs !

En est-il moins ton frère ?

— Nous n'avons pas eu la même mère...

— Nous non plus ! "Notre père s'est marié deux fois. Désires-tu savoir encore quelque chose ?

Le ton était hautain, cassant. Arnaud semblait décidé à retrouver l'avantage que lui donnait l'amour sensuel et presque servile de sa dangereuse maîtresse. Mais la présence de cette autre femme, haïe d'instinct, auprès de l'homme dont elle avait défendu la possession au prix de tant de sang, exaspérait Zobeïda. Froidement, elle répondit :

— En effet, je désire savoir encore certaines choses. Par exemple si les femmes de noble famille ont coutume, au pays des Francs, de courir les mers et de peupler les marchés d'esclaves ? D'où vient que ta sœur soit venue jusqu'ici ?

Ce fut Catherine, cette fois, qui se chargea de la réponse, espérant qu'Arnaud n'avait pas fait de confidences imprudentes.

— Mon... frère était parti, jadis, implorer la guérison du mal dont il souffrait au tombeau d'un grand saint, révéré depuis toujours. Mais peut-être ne sais-tu pas ce que c'est qu'un saint ?

— Surveille ta langue agile si tu veux que je t'écoute avec patience, riposta Zobeïda. Tous les Maures connaissent le Boanerges, le Fils du Tonnerre, dont la foudre, un instant, les a terrassés 1.

— Donc, poursuivit Catherine imperturbable, mon frère est parti et, durant de longs mois, nous sommes demeurés sans nouvelles, à Montsalvy. Nous espérions toujours le voir revenir, mais jamais il ne revenait. C'est alors que j'ai décidé d'aller, à mon tour, prier au tombeau de celui que tu appelles le Fils du Tonnerre. J'espérais trouver, chemin faisant, des nouvelles de mon frère. J'en ai trouvé, en effet : un serviteur, enfui au moment où tu capturais Arnaud, m'a appris son sort. Je suis venue jusqu'ici pour retrouver celui que nous pleurions déjà...

— Je croyais que tu avais été prise par les corsaires et vendue à Almeria ?

— J'ai été vendue, en effet, mentit Catherine avec aplomb parce qu'elle ne voulait pas être obligée de mettre Abou-al-Khayr en cause, mais je n'ai pas été prise

1 Saint Jacques a reçu ce surnom après la bataille de Clavijo où, selon la légende, il chassa les Sarrasins.

par les pirates, mais bien aux frontières de ce royaume. Je l'ai laissé croire pour ne pas être obligée de donner de trop longues explications à l'homme qui m'a achetée.

— Quelle touchante histoire ! remarqua Zobeïda sarcastique : une tendre sœur se lance sur les routes à la poursuite d'un frère bien-aimé.

Et, pour mieux l'atteindre, pousse le sacrifice jusqu'à entrer dans le lit du Calife de Grenade ! J'ajoute qu'elle y réussit au point de devenir la favorite en titre, la bien-aimée du maître, la précieuse perle du harem, la...

— Tais-toi ! coupa brutalement Arnaud qui avait blêmi à mesure que parlait Zobeïda.

Tout à l'heure, quand, pour la première fois, la Mauresque avait mentionné le choix du Calife, Arnaud, encore sous le coup de la surprise et de la joie, n'avait pas autrement prêté attention au sens des paroles prononcées. Mais, cette fois, il venait de réaliser pleinement ce qu'elles signifiaient et Catherine put voir, avec angoisse, la colère faire place à la joie sur le visage de son époux. Il se tournait maintenant vers elle.

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