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Catherine vit s'effarer les yeux de Morayma. Visiblement le résultat dépassait ses espérances et la Juive ne s'attendait pas à une aussi brutale, aussi éclatante faveur. La façon dont elle s'adressa à la jeune femme, tandis que Muhammad s'éloignait vers les portiques, s'en ressentit. Catherine y décela un respect nouveau qui l'amusa.

— Il faut que tu me retrouves mes voiles, lui dit-elle. Je ne peux pas m'habiller avec ces coussins...

— Je vais te les chercher, Lumière de l'Aurore, ne bouge surtout pas ! La perle précieuse du Calife ne doit plus faire aucun effort. Je vais m'occuper de tout. Ensuite, je ferai venir des porteurs, une litière pour te conduire à tes nouveaux appartements...

Elle allait s'esquiver. Catherine l'arrêta.

— Surtout pas ! Je veux rentrer comme je suis partie, à pied.

J'aime ces jardins et la nuit est si douce ! Mais... dis-moi, ces appartements que l'on me destine sont-ils éloignés de ceux de la princesse Zobeïda ?

Morayma eut un geste effrayé et se mit à trembler visiblement.

— Hélas non ! Ils sont tout proches et c'est bien ce qui me tourmente. La sultane Amina les a fuis jusqu'à l'Alcazar Genil pour mettre une plus grande distance entre elle et son ennemie. Mais notre maître ne veut pas croire que sa sœur favorite ne lui est pas semblable. Il faudra te garder soigneusement de l'irriter, Lumière de l'Aurore, sinon ta vie ne tiendrait qu'à un fil... et ma tête à moi ne tarderait pas à rouler sous le cimeterre du bourreau. Evite surtout les jardins privés de Zobeïda. Et si, d'aventure, tu aperçois le seigneur franc qu'elle aime, alors détourne-toi, voile-toi étroitement et fuis, fuis si tu veux vivre...

Elle se mit, elle-même, à courir à toutes jambes comme si les Mongols de Zobeïda étaient déjà sur sa trace. Catherine ne put s'empêcher de rire en voyant s'agiter sous les draperies de son voile les petites jambes courtes de Morayma dans leurs grandes babouches pointues qui lui donnaient assez l'air d'un canard affolé. La nouvelle favorite n'avait pas peur. D'un seul coup, elle avait conquis une place de choix et, dans quelques instants, elle s'installerait dans le voisinage immédiat de son ennemie... et tout près d'Arnaud ! Elle pourrait le voir, elle en était sûre, et à cette idée son sang coulait plus vite dans ses veines. Elle en oubliait même les heures, charmantes cependant, qu'elle venait de vivre dans ces jardins de rêve. La nuit d'amour avec Muhammad, c'était le prix qu'il avait fallu payer pour toucher enfin, du bout des doigts, le but si longtemps poursuivi. Et c'était, après tout, un prix léger...

Quelques instants plus tard, enroulée de nouveau dans ses voiles tendres, Catherine, à la suite de Morayma qui trottait allègrement devant elle, quittait le Djenan-el- Arif.

Les guetteurs avaient crié la minuit depuis quelque temps déjà lorsque Catherine et Morayma franchirent les limites du harem où veillaient des eunuques en armes. Un dédale de voûtes fleuries, de galeries ajourées et de passages voûtés les conduisit dans un vaste patio où d'étroites allées coupaient un véritable fouillis de plantes et de fleurs. Tout un côté des bâtiments de ce jardin était brillamment éclairé par d'innombrables lampes à huile, mais le fond, presque obscur, montrait seulement une lampe au-dessus d'une arche gracieuse vers laquelle Morayma se dirigea. Les deux femmes n'en étaient plus éloignées quand, dans les profondeurs du harem, un affreux vacarme éclata, fait de centaines de cris, de vociférations, d'injures et même de gémissements. Un véritable bruit de révolution !

Morayma dressa la tête comme un vieux cheval de bataille qui entend la trompette, fronça les sourcils et grogna :

— Ça recommence ! Zorah a dû, encore, faire des: siennes !

— Qu'est-ce qui recommence ?

Les folies de l'Égyptienne ! Quand le maître choisit une autre femme qu'elle pour sa nuit, elle devient enragée ! Il faut qu'elle passe sa fureur sur quelque chose ou quelqu'un. Ordinairement, c'est sur une autre femme, sans autre raison que pouvoir griffer, mordre, injurier.

Pour que passent les fureurs de Zorah, il faut que le sang coule...

— Et tu la laisses faire ? s'écria Catherine indignée.

— La laisser faire ? Tu ne me connais pas ! Rentre chez toi : c'est la porte que tu vois ici. Des servantes t'attendent. Je viendrai tout à l'heure voir comment tu es installée ! Suivez-moi, vous autres !

La fin de la phrase s'adressait aux deux eunuques, noirs comme de l'ébène dans leurs vêtements rouge vif, qui montaient une garde silencieuse à l'entrée du patio. Sans un mot, ils s'ébranlèrent, tirant d'un même mouvement, en serviteurs habitués à ce genre d'intervention, les fouets en cuir d'hippopotame accrochés à leurs ceintures. Catherine regarda le trio s'éloigner dans les allées parfumées avec la hâte que met le destin quand il souhaite frapper.

Bientôt la jeune femme fut seule sous le feuillage charnu et luisant des orangers. Elle éprouvait une joie à se trouver seule un instant et ne se pressait pas de rentrer. La nuit était trop douce avec ses parfums et les échos assourdis d'une musique mélancolique venue de la partie éclairée des bâtiments.

Cette partie-là attirait Catherine comme un aimant. Immobile dans l'obscurité des arbustes, elle ne pouvait en détacher ses yeux. C'étaient là, à n'en pas douter, les appartements de Zobeïda ! Il suffisait, pour s'en convaincre, de voir la dizaine d'eunuques noirs qui, sous la colonnade, montaient une garde nonchalante mais attentive. Ceux-là ne portaient point à leur ceinture le fouet de cuir tressé, mais bien de larges et brillants cimeterres qui ne promettaient rien de bon à qui oserait s'approcher.

Pourtant, Catherine brûlait de voir ce qui se passait clans ces pièces dont les lumières douces franchissaient le feuillage étoilé des jasmins grimpants pour venir caresser le sable rouge du jardin. Un instinct, presque animal, lui disait qu'Arnaud était là, derrière ce rempart de marbre et de fleurs, si proche que, s'il avait parlé, elle eût sans doute entendu sa voix. Elle le sentait peut-être au serrement brutal de son cœur, à la vague d'amère jalousie qui lui empoisonna la gorge. Les caresses du sultan étaient déjà bien éloignées de sa mémoire, réduites au rang vulgaire de simples formalités par une rage soudaine, brutale et dévastatrice. Ce n'était après tout qu'une piètre vengeance, un calcul sordide qui s'était allié à la trahison de ses sens insatisfaits ! Et Catherine, épouvantée, retrouvait, intacte et torturante, la morsure sauvage d'une jalousie aussi antique, aussi primitive que l'amour lui-même.

Dominant le murmure doux des instruments, une voix de femme s'éleva dans la nuit, chaude, grave, poignante de passion, tellement enfiévrée que Catherine, saisie, ne bougea plus, écoutant intensément.

Elle ne comprenait pas les paroles soupirées par ce magnifique organe de velours sombre, mais son instinct, sa féminité lui disaient que c'était là le plus ardent des appels à l'amour...

Elle écouta un instant, tellement ensorcelée par la voix mystérieuse qu'elle ne se rendit pas compte que les lumières s'éteignaient presque toutes dans le pavillon de Zobeïda. Le jardin se fit plus noir, et plus rose, plus tendre la clarté des quelques fenêtres demeurées éclairées.

La chanteuse avait baissé le ton, fredonnant presque... Alors, incapable de résister à la curiosité qui la dévorait, Catherine, insensiblement, se rapprocha du pavillon de la princesse.

Elle ne raisonnait même plus. La notion du danger mortel qu'elle courait s'était totalement abolie. Seul son instinct de conservation lui inspira d'ôter ses babouches, de glisser pieds nus sur le sable doux, de se courber sous les arbustes pour n'être pas aperçue des gardes. Peu à peu elle gagna les abords d'une fenêtre qu'une plante exotique enveloppait, se glissa au cœur de l'arbuste. Des épines la meurtrirent cruellement sans qu'elle laissât échapper une seule plainte, sans qu'elle essayât de se dérober à leur blessure. Enfin, elle avait atteint la fenêtre...

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