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— Cet homme, tu l'as vu ? demanda Catherine.

— Une fois ! Il est beau, viril, hautain et silencieux. Dans une certaine mesure, il ressemble à Zobeïda ; c'est, comme elle, une bête de proie, un fauve !... Ah ! Leurs amours ne doivent manquer ni de violence ni de passion et leurs caresses...

C'était plus que Catherine ne pouvait endurer.

— Tais-toi ! cria-t-elle. Je t'ordonne de te taire !...

Surprise par la soudaine violence de cette docile

cliente, Fatima s'arrêta et la considéra un instant d'un air perplexe tout en essuyant machinalement ses mains huileuses au pagne de coton qui drapait ses hanches. La jeune femme avait laissé tomber sa tête dans ses bras pour cacher les larmes qui montaient. Soudain, un lent sourire vint éclairer la face lunaire de la négresse. Il lui sembla qu'elle comprenait la raison du subit désespoir de sa patiente... Elle se pencha sur le corps étendu après s'être assurée que personne ne pouvait l'entendre.

— Je devine pourquoi tu te désoles, Lumière de l'Aurore, il t'est pénible d'évoquer le bel amant de Zobeïda alors que tu es seulement destinée à recevoir les caresses d'un homme débile et déjà âgé. Et, selon moi, tu as raison car ta beauté mérite meilleur destin que le lit d'un médecin... Mais console-toi, ma belle, il se peut que tu trouves mieux...

Catherine releva un visage rougi et marbré de larmes.

— Que veux-tu dire ?

— Rien. Je m'entends ! Il est trop tôt pour parler de ça ! Regarde dans quel état tu as mis ton visage, petite sotte ! Laisse-moi faire...

Quand venait la nuit, les terrasses des maisons de Grenade se transformaient en d'étranges jardins vaporeux. Toutes les femmes, dans leurs voiles tendres ou foncés, scintillants de paillettes ou atténuant l'éclat des gemmes à moins qu'ils n'aient d'autre richesse que leur fraîcheur, se réunissaient sur leurs toits respectifs pour respirer la douceur de l'air du soir, manger des sucreries ou échanger des potins d'une terrasse à l'antre. Et il n'était pas jusqu'à la plus modeste servante qui n'eût permission d'aller, elle aussi, prendre le frais. Les hommes, eux, préféraient se rendre sur les places pour parler, écouter les conteurs ou admirer les tours des baladins, à moins que la secte musulmane à laquelle ils appartenaient ne leur permît de fréquenter l'un de ces cabarets en plein air, installés souvent dans des jardins où ils pouvaient se réjouir, boire du vin et regarder évoluer des danseuses.

Catherine, ce soir-là, tandis que Fatima l'installait au milieu d'un flot de coussins de soie, sous le ciel nocturne, avait la curieuse sensation d'avoir changé de peau. D'abord parce qu'elle éprouvait un bien-être extraordinaire et se sentait à la fois légère et détendue, ensuite parce que le nouveau visage que lui avait donné Fatima lui semblait à la fois étrange et attirant. Elle avait paressé, durant au moins une heure, dans une grande piscine remplie d'eau tiède tandis qu'une esclave, accroupie sur le bord, lui tendait des fruits qu'elle lui épluchait. Ensuite, avant de la rhabiller avec d'étranges vêtements, on l'avait maquillée. Ses dents avaient été frottées avec une pâte spéciale, ses lèvres teintes d'un beau rouge tandis que ses yeux, ombrés de khôl, semblaient assez longs pour rejoindre la racine de ses cheveux.

Ses ongles, peints, brillaient comme autant de gemmes roses et elle se sentait merveilleusement à l'aise dans son nouveau costume : amples pantalons de mousseline rose rattachés aux hanches par une lourde ceinture d'orfèvrerie et laissant nus la taille et le ventre assorti d'une brassière à manches courtes, de satin rose. Sur sa tête, une petite calotte ronde retenait l'immense voile rose dont elle avait dû s'envelopper pour paraître sur le toit.

Un long moment Fatima et son unique cliente - Catherine avait appris que, tant qu'elle y serait en traitement, le hammam serait fermé pour toute autre, folle munificence d'Abou qui avait fortement impressionné la grosse baigneuse demeurèrent sans parler. La nuit était exceptionnellement douce, parfumée de jasmin et d'oranger. De la terrasse, le spectacle de la ville, dont les ruelles et les bazars encore ouverts s'éclairaient d'une multitude de lampes à huile, était féerique et inattendu pour une femme habituée aux villes noires de l'Occident, à leurs rues que le couvre-feu transformait en coupe-gorge, Catherine demeura longtemps fascinée par lui. Une musique étrange, lancinante et grêle qui devait venir de quelque cabaret s'élevait jusqu'à la jeune femme, luttant avec le grondement doux du torrent voisin.

Mais, bientôt, le regard de Catherine abandonna la ville pour gagner l'énorme masse du palais qui dominait de haut la maison de Fatima.

Celle-ci s'élevait au bord du Darro, au débouché du ravin qu'il creusait entre le promontoire d'Al Hamra et les coteaux de l'Albaicin et de l'Alcazaba Kadima. A cent cinquante mètres au-des- sus d'elle, les profonds créneaux du palais se découpaient sur le velours sombre du ciel. Là, aucune lumière, aucun signe de vie, sinon le pas ferré des invisibles sentinelles. Catherine crut deviner une menace dans ces murailles muettes. Elles semblaient la défier de leur arracher leur captif...

Les yeux de la jeune femme demeurèrent si longtemps rivés à l'inquiétant escarpement que Fatima remarqua, au bout d'un moment :

— On dirait que le palais t'attire, Lumière de l'Aurore ? A quoi rêves-tu quand tu le regardes ?

Audacieusement, Catherine répondit :

— A l'amant de la princesse. Au beau captif franc... Je suis du même pays que lui, tu le sais. Il est normal que je m'intéresse à lui.

La main grasse de Fatima s'abattit vivement sur sa bouche qu'elle ferma. Dans l'ombre, Catherine vit rouler de terreur les yeux blancs de l'Éthiopienne.

— Es-tu déjà lasse de la vie ? chuchota-t-elle. Si c'est le cas, il vaut mieux que je te renvoie tout de suite à ton maître car les terrasses voisines sont bien proches et j'aperçois le voile safran d'Aïcha, l'épouse du riche marchand d'épices, et la plus mauvaise langue de la ville. Je suis vieille déjà et laide, mais j'aime tout de même encore respirer l'odeur des roses et manger du nougat noir.

— Pourquoi est-ce dangereux de parler comme je l'ai fait?

Parce que l'homme auquel tu as fait allusion est le seul, dans tout Grenade, auquel aucune femme de la ville n'ait le droit de penser, même en rêve si elle rêve tout haut. Les bourreaux de Zobeïda sont des captifs mongols que lui a envoyés en hommage le sultan ottoman Mourad. Ils savent, sans amener la mort, faire durer une agonie des jours et des jours et il vaut mieux encourir la colère du Calife en personne plutôt que la jalousie de Zobeïda. La sultane favorite, ellemême, l'éblouissante Amina, ne s'y risquerait pas. Zobeïda la hait déjà bien suffisamment. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle réside rarement en Al Hamra.

— Où habite-t-elle donc ?

Le doigt gras de Fatima désigna, au sud de la cité, les sveltes pavillons et les toits verts d'un grand bâtiment isolé, hors des murs, qui paraissait jaillir d'un vaste jardin dont les frondaisons se miraient dans une rivière scintillante.

— C'est l'Alcazar Genil, le palais privé des sultanes. Il est facile à garder et Amina s'y sent plus en sécurité. Les sultanes l'ont rarement habité, mais Amina sait ce que pèse la haine de sa belle-sœur. Certes, Muhammad l'aime, mais c'est un poète en même temps qu'un guerrier et il a toujours eu pour Zobeïda un faible dont la sultane se méfie.

— Si la princesse obtenait sa tête, observa Catherine, je n'ai pas l'impression que ce palais pourrait la défendre longtemps.

— Plus que tu ne crois. Car il y a aussi cela...

Son doigt désignait non loin de la Médersa une sorte de forteresse, hérissée de créneaux et illuminée par de nombreux pots à feu, qui semblait garder la porte sud de la ville et donnait une redoutable impression de puissance.

— C'est la demeure de Mansour ben Zegris. Il est le cousin d'Amina, dont il a toujours été épris, et sans doute l'homme le plus riche de la ville. Les Zegris et les Banu Saradj1 sont les deux familles les plus puissantes de Grenade et, bien entendu, elles sont rivales.

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