Et le voyage s'était poursuivi sans autre escarmouche. Dans sa paille, Gauthier était toujours à peu près inconscient. De temps à autre, il tombait dans l'une de ces crises terribles qui effrayaient tant Catherine. Dans l'intervalle, il ne sortait pas d'un état comateux fort inquiétant car, maintenant, il n'avait même plus assez de conscience pour s'alimenter. Il fallait le nourrir comme un enfant. Au soir de la dernière étape, Catherine avait interrogé Josse avec des larmes dans les yeux.
— Si ce voyage dure encore longtemps, nous ne l'amènerons pas vivant au médecin maure !
— Demain, au coucher du soleil, promit alors Josse, nous devrions apercevoir les tours de Coca.
Et, en effet, le lendemain, alors que le soleil s'inclinait vers l'horizon dans une gloire d'or et de pourpre, Catherine découvrit le fabuleux château de l'archevêque de Séville. Elle en eut, un instant, le souffle coupé : surgie de la terre rouge, comme jaillie de ses entrailles mêmes, une forteresse de pierres aux reflets sanglants qui était, en même temps, un palais des Mille et Une Nuits, lui était apparue.
Fantastique joyau de l'art mudéjar, bâti dans les premières années du siècle par le cerveau nostalgique d'un architecte maure prisonnier, Coca découpait sur le ciel d'outremer pâle la forêt de ses tourelles en tuyaux d'orgue flanquant d'épaisses tours de brique, ses hauts créneaux sarrasins qui festonnaient sa double enceinte et allégeaient, d'une grâce inattendue, son massif donjon carré. C'était le palais d'un émir plus que la demeure d'un évêque chrétien, mais la splendeur dont il se parait n'enlevait rien à la menace qu'il semblait faire peser sur le ravin que, de haut, il dominait. De l'autre côté, il s'accrochait à un plateau dont, cependant, un profond fossé le séparait.
Muets, Catherine et Josse contemplaient la rouge merveille qui était le but provisoire de leur voyage. Une brève angoisse serrait le cœur de Catherine. Dieu sait pourquoi, elle se revit, à cet instant, contemplant, en un autre lieu, sous un autre ciel, une autre forteresse, moins étrange mais plus menaçante peut-être avec ses noirs murs lisses et ses tours vertigineuses. Était-ce la réputation d'étrangeté d'Alonse de Fonseca qui, devant Coca, lui faisait évoquer le château du seigneur à la Barbe-bleue, l'admirable et terrible Champtocé où elle avait souffert ?
Ici, elle n'avait rien à craindre. Elle ne venait rien demander de plus qu'un secours pour un blessé et pourtant elle hésitait au bord de ce château comme si une imprécise menace se fût dissimulée... Josse tourna vers elle un regard interrogateur.
— Alors ? Nous tentons l'aventure ?
Elle haussa les épaules comme pour se débarrasser d'un fardeau importun.
— Nous n'avons pas le choix ! Le moyen de faire autrement ?
— C'est juste !
Et, sans autre commentaire, Josse remit ses chevaux en marche vers l'arc surbaissé de l'étroite porte, si mince dans l'ogive arabe qui lui servait de cadre. Deux gardes immobiles la défendaient. Ils avaient l'air figés dans le temps comme dans ce décor. Ils s'intégraient si bien au silence du plateau désert qu'ils ajoutaient à l'impression de mirage que donnait ce château muet. Seule, l'oriflamme du donjon, bougeant mollement dans le faible vent du soir, avait l'air de vivre. A la grande surprise de Catherine et de Josse, les soldats ne remuèrent pas davantage quand le chariot s'approcha d'eux. Et quand Josse, dans son meilleur espagnol, les informa que la noble dame Catherine de Montsalvy souhaitait rencontrer Sa Grandeur l'Archevêque de Séville, ils se contentèrent d'un hochement de tête en faisant signe d'avancer vers la cour d'honneur dont les voyageurs entrevoyaient déjà le décor étonnant et coloré.
— Voilà un château bien mal défendu, marmotta Josse entre ses dents.
Voire ! fit la jeune femme. Rappelez-vous la crainte visible de ce paysan auquel vous avez demandé notre chemin, il y a une heure !
Écoutez le silence de ce château, de ce village qui n'a pas l'air de vivre
! Je crois, moi, que les maléfices dont on le dit habité défendent cette demeure infiniment mieux qu'une armée... Et je me demande si nous allons vraiment chez un homme de Dieu... ou bien chez le diable en personne !
L'ambiance lourde agissait sur Catherine plus puissamment qu'elle ne voulait bien l'admettre, mais, apparemment, Josse était lui au-delà de ce genre de craintes.
— Au point où nous en sommes, grogna-t-il, je ne vois pas bien ce que nous aurions à perdre d'y aller voir !
L'évêque Alonso de Fonseca était aussi étrange que son château, mais beaucoup moins beau. Petit, maigre et voûté, il ressemblait assez à une plante qu'un jardinier négligent ne songerait jamais à arroser. Sa peau pâle et ses yeux bordés de rouge disaient qu'il ne voyait pas souvent le soleil et que les veilles nocturnes avaient sa préférence. Le cheveu noir mais rare, la barbe pauvre, il était, en outre, affligé de tics nerveux et hochait continuellement la tête, ce qui ne laissait pas d'être aussi éprouvant pour ses interlocuteurs que pour lui-même. Au bout de dix minutes de conversation, Catherine avait une furieuse envie d'en faire autant. Mais il avait les plus belles mains du monde et sa voix, basse et douce comme un velours sombre, avait quelque chose d'envoûtant.
Il accueillit sans surprise apparente cette grande dame errante dont l'équipage et l'aspect correspondaient si peu à ses nom et qualité, mais sa courtoisie fut sans défaut. Il était normal, au cours d'un voyage long et pénible, de demander l'hospitalité d'un château ou d'un monastère. Celle de l'évêque de Séville était légendaire. Mais sa curiosité parut s'éveiller lorsque Catherine parla de Gauthier et des soins qu'elle espérait le voir obtenir à Coca. Sa curiosité et aussi sa méfiance.
— Qui donc vous a dit, ma fille, qu'un médecin infidèle était à mon service ? Et comment avez-vous pu croire qu'un évêque abritait sous son toit...
— Je n'ai rien vu d'étrange à cela, Votre Grandeur, coupa Catherine. Jadis, en Bourgogne, j'ai eu moi- même, beaucoup plus d'ailleurs comme ami que comme serviteur, un grand médecin originaire de Cordoue. Quant à celui qui m'a indiqué votre demeure, c'est le maître d'œuvre de la cathédrale de Burgos.
— Ah ! maître Hans de Cologne ! Un grand artiste et un homme sage ! Mais parlez-moi un peu de ce médecin maure qui était à vous.
Comment s'appelait-il ?
— On l'appelait Abou-al-Khayr.
Fonseca émit un petit sifflement qui renseigna tout de suite Catherine sur le degré de célébrité de son ami.
— Vous le connaissez ? demanda-t-elle.
— Tous les esprits un peu éclairés ont entendu parler d'Abou-al-Khayr, le médecin privé, l'ami et le conseiller du Calife de Grenade.
Je crains que mon propre médecin, fort habile cependant, ne l'égale pas et je m'étonne encore plus que vous soyez venue ici, ma fille, au lieu d'aller tout droit à lui.
— La route est longue jusqu'à Grenade et mon serviteur est fort malade, monseigneur. Sais-je seulement si nous pourrions pénétrer au royaume du Calife ?
— Il n'y a rien à redire à ce raisonnement.
Quittant le siège élevé où il s'était tenu pour recevoir la jeune femme, don Alonso eut un sec claquement de doigts qui fit sortir, de l'ombre de son fauteuil, la longue silhouette mince d'un page.
— Tomas ! lui dit-il, il y a dans la cour un chariot dans lequel se trouve un blessé. Tu vas le faire enlever et porter, aussi doucement que possible, chez Hamza à qui tu diras de l'examiner. J'irai moi-même dans quelques moments savoir ce qu'il en est. Ensuite, tu veilleras à ce que la dame de Montsalvy et son écuyer soient logés avec honneur. Venez, noble dame, nous allons souper en attendant.
Avec une galanterie que n'eût pas désavouée un prince séculier, don Alonso offrit la main à Catherine pour la mener à table. Elle ne put s'empêcher de rougir, le contraste entre ses propres vêtements, plus que simples et assez poussiéreux, et les brocarts pourpres et azur dont était vêtu l'archevêque étant par trop criants.