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Ces pensées lui revenaient surtout depuis qu'il était à Paris, seul, à l'abri des regards d'une petite ville, libre de ses actes, le porte-monnaie bien garni, la tête un peu échauffée par du faux bordeaux.

Il avait lu le dernier numéro de la «Vie Parisienne» et tout, depuis les histoires pralinées et les dessins dévêtus des premières pages jusqu'aux boniments des annonces, l'enthousiasmait.

Certes, les articles célébrant sans relâche les victoires de la cavalerie et les défaites des grandes dames l'exaltaient, bien qu'il doutât un peu que le faubourg Saint-Germain polissonnât de la sorte: mais, plus que ces sornettes dont l'invraisemblance le frappait, la réclame, précise, nette, isolée du milieu mensonger d'un conte, était pour lui ductile au rêve. Quoiqu'il fît la part de l'exagération nécessitée par les besoins de la vente, il demeurait cependant surpris et chatouillé par l'imperturbable assurance de l'annonce vantant un produit qui existait, qu'on achetait, un produit qui n'était pas, en somme, une invention de journaliste, un canard imaginé en vue d'un article.

Ainsi, tout en l'amenant à sourire, le lait Mamilla suggérait aussitôt devant ses yeux le délicieux spectacle d'une gorge rebondie à point; l'incrédulité même qu'il pouvait ressentir, en y réfléchissant, pour les bienfaits si vivement affirmés de cette mixture, aidait à l'emporter dans un plaisant vagabondage, car il lisait distinctement entre les lignes de la réclame la façon non écrite d'employer ce lait, voyait l'opération en train de s'accomplir, la gorge tirée de la chemise, doucement frottée, et la nudité de ces seins forcément plats accélérait encore ses songeries, le menant, par des degrés intermédiaires d'embonpoint, à ces nainais énormes que ses mains chargées aimaient à tenir.

Sa vieille âme gavée de procédure, saturée des joies de l'épargne, se détendait dans ce bain imaginatif où elle trempait, dans ce lavabo de journal où s'étalaient des rayons de parfumerie dont les étiquettes chantaient sur un ton lyrique les discutables hosannas des peaux réparées et revernies, des fronts délivrés de rides, des nez affranchis de tannes!

Je n'étais décidément pas fait pour vivre en popote, au fond d'une province, soupirait maintenant Me Le Ponsart, ébloui par ce défilé d'élégances qui se succédaient dans sa cervelle;-et il sourit, flatté au fond de constater, une fois de plus, qu'il possédait une âme de poète;-puis, l'association des idées le conduisit, à propos de femmes, à penser à celle qui était la cause de son voyage.-Je suis curieux de voir la péronnelle, se dit-il; si j'en crois Lambois, ce serait une appétissante gaillarde, aux yeux fauves, une brune grasse; eh, eh! cela prouverait que Jules avait bon goût. Il essaya de se la figurer, créant de la sorte, au détriment de la véritable femme qu'il devait fatalement trouver inférieure à celle qu'il imaginait, une superbe drôlesse dont il détailla les charmes dodus en frissonnant.

Mais cette délectation spirituelle s'émoussa et il reprit son calme. Il consulta sa montre: l'heure n'étant pas encore venue de visiter la femme de son petit-fils, il pria le garçon de lui apporter des journaux; il les parcourut sans intérêt.-Despotiquement, la femme revenait à la charge, culbutait sa volonté de se plonger dans la politique, restait, seule, implantée dans son cerveau et devant ses yeux.

Il s'estima lui-même ridicule, hocha la tête, regarda le café pour se distraire, puis il chercha en l'air les traces des tuyaux chargés d'amener le gaz dans d'étonnants lustres à pendeloques qui descendaient du plafond culotté comme l'écume d'une vieille pipe, s'amusa à énumérer les cuillers, disposées en éventail, dans une urne de maillechort, sur le comptoir; pour varier ses plaisirs il contempla, par les vitres, le jardin qui s'étendait presque désert, à cette heure, avec ses quelques statues lépreuses, ses kiosques bigarrés, et ses allées plantées d'arbres, aux troncs biscornus, frottés de vert; au loin, un petit jet d'eau s'élevait au-dessus d'une soucoupe, pareil à l'aigrette d'un colonel: cela ressemblait à l'un de ces jardins de boîtes à joujoux qui sentent toujours le sapin et la colle, à un jouet défraîchi de jour de l'an, serré, de même que dans une grande boîte à dominos sans couvercle, entre les quatre murs de maisons pareilles.

Ce spectacle le lassa vite; il revint à l'intérieur du café: lui aussi, était à peu près vide; deux étrangers fumaient; trois messieurs disparaissaient derrière des journaux ouverts, ne montrant que des mains sur le papier et sous la table des pantalons d'où sortaient des pieds; un garçon bâillait sur une chaise, la serviette sur l'épaule, et la dame du café balançait des comptes. Le vague relent de Restauration mélangée de Louis-Philippe que dégageait cet endroit plus à Me Le Ponsart. L'âme de la vieille garde nationale, en bonnet à poils et en culotte blanche, semblait revenir dans cette armoire ronde et vitrée où les étrangers et les provinciaux qui s'y désaltéraient d'habitude ne laissaient aucune émanation d'eux, aucune trace. Il se décida pourtant à partir; le temps était sec et froid; ses obsessions se dissipèrent; le notaire ressortait maintenant chez l'homme, la chicane reprenait le dessus, la digestion s'achevait; il pressa le pas.

Je risque peut-être de ne point la rencontrer, murmurait-il, mais mieux valait ne pas la prévenir de ma visite; ses batteries ne sont sans doute pas encore montées; j'ai plus de chance de les démolir, en les surprenant, à l'improviste.

Il trottait par les rues, vérifiant les plaques émaillées des noms, craignant de se perdre dans ce Paris qu'il ne connaissait plus. Il parvint, tant bien que mal, jusqu'à la rue du Four, examina les numéros, fit halte devant une maison neuve; les murs du vestibule stuqué comme un nougat, les tapis à baguettes de cuivre, les pommes en verre de la rampe, la largeur de l'escalier lui parurent confortables; le concierge installé derrière une grande porte à vantaux lui sembla présomptueux et sévère, ainsi qu'un ministre de l'Église protestante. Il tourna le bec de cane et son impression changea; ce pète-sec officiait dans une loge qui empestait l'oignon et le chou.

– Mlle Sophie Mouveau? dit-il.

Le concierge le toisa, et d'une voix embrumée par le trois-six: Au quatrième, au fond du corridor, à droite, la troisième porte.

Me Le Ponsart commença l'ascension, tout en déplorant le nombre exagéré des marches. Arrivé au quatrième étage, il s'épongea, s'orienta dans un couloir sombre, chercha à tâtons le long des murs, découvrit la troisième porte dans la serrure de laquelle était fichée une clef, et, ne découvrant ni sonnette ni timbre, il appliqua un petit coup sur le bois, avec le manche de son parapluie.

La porte s'ouvrit. Une forme de femme se dessina dans l'ombre. Me Le Ponsart entrait en pleines ténèbres. Il déclina son nom et ses qualités. Sans dire mot, la femme poussa une seconde porte et le précéda dans une petite chambre à coucher; là, ce n'était plus la nuit, mais le crépuscule, au milieu du jour. La lumière descendait dans une cour, large comme un tuyau de cheminée, se glissait, en pente, grise et sale, dans la pièce, par une fenêtre mansardée, sans vue.

– Mon dieu! et mon ménage qui n'est pas fait! dit la femme.

Me Le Ponsart eut un geste d'indifférence et commença:

– Madame, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous l'annoncer, je suis le grand-père de Jules; en ma qualité de cohéritier du défunt et en l'absence de M. Lambois dont je suis le mandataire, je vous demanderai la permission d'inventorier tout d'abord les papiers laissés par mon petit-fils.

La femme le considérait d'un air tout à la fois ahuri et plaintif.

– Eh bien? fit-il.

– Mais, je ne sais pas moi où Jules mettait ses affaires. Il avait un tiroir où il serrait ses lettres; tenez, là, dans cette table.

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