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C HAPITRE XIV

Cahin-caha, quelques jours s'écoulèrent, grâce à des ruses qui réussirent à leurrer la défiance de l'estomac, mais un matin, les marinades qui masquaient l'odeur de graisse et le fumet de sang des viandes ne furent plus acceptées et des Esseintes anxieux, se demanda si sa faiblesse déjà grande, n'allait pas s'accroître et l'obliger à garder le lit. Une lueur jaillit soudain dans sa détresse; il se rappela que l'un de ses amis, jadis bien malade, était parvenu, à l'aide d'un sustenteur, à enrayer l'anémie, à maintenir le dépérissement, à conserver son peu de force.

Il dépêcha son domestique à Paris, à la recherche de ce précieux instrument et, d'après le prospectus que le fabricant y joignit, il enseigna lui-même à la cuisinière la façon de couper le rosbif en petits morceaux, de le jeter à sec, dans cette marmite d'étain, avec une tranche de poireau et de carotte, puis de visser le couvercle et de mettre le tout bouillir, au bain-marie, pendant quatre heures.

Au bout de ce temps, on pressait les filaments et l'on buvait une cuillerée du jus bourbeux et salé, déposé au fond de la marmite. Alors, on sentait comme une tiède moelle, comme une caresse veloutée, descendre.

Cette essence de nourriture arrêtait les tiraillements et les nausées du vide, incitait même l'estomac qui ne se refusait pas à accepter quelques cuillerées de soupe.

Grâce à ce sustenteur, la névrose stationna, et des Esseintes se dit: – C'est toujours autant de gagné; peut-être que la température changera, que le ciel versera un peu de cendre sur cet exécrable soleil qui m'épuise, et que j'atteindrai ainsi, sans trop d'encombre, les premiers brouillards et les premiers froids.

Dans cet engourdissement, dans cet ennui désoeuvré où il plongeait, sa bibliothèque dont le rangement demeurait inachevé, l'agaça; ne bougeant plus de son fauteuil, il avait constamment sous les yeux ses livres profanes, posés de guingois sur les tablettes, empiétant les uns sur les autres, s'étayant entre eux ou gisant de même que des capucins de cartes, sur le flanc, à plat; ce désordre le choqua d'autant plus qu'il contrastait avec le parfait équilibre des oeuvres religieuses, soigneusement alignées à la parade, le long des murs.

Il tenta de faire cesser cette confusion, mais après dix minutes de travail, des sueurs l'inondèrent; cet effort l'épuisait; il fut s'étendre, brisé, sur un divan, et il sonna son domestique.

Sur ses indications, le vieillard se mit à l'oeuvre, lui apportant, un à un, les livres qu'il examinait et dont il désignait la place.

Cette besogne fut de courte durée, car la bibliothèque de des Esseintes ne renfermait qu'un nombre singulièrement restreint d'oeuvres laïques, contemporaines.

À force de les avoir passées, dans son cerveau, comme on passe des bandes de métal dans une filière d'acier d'où elles sortent ténues, légères, presque réduites en d'imperceptibles fils, il avait fini par ne plus posséder de livres qui résistassent à un tel traitement et fussent assez solidement trempés pour supporter le nouveau laminoir d'une lecture; à avoir ainsi voulu raffiner, il avait restreint et presque stérilisé toute jouissance, en accentuant encore l'irrémédiable conflit qui existait entre ses idées et celles du monde où le hasard l'avait fait naître. Il était arrivé maintenant à ce résultat, qu'il ne pouvait plus découvrir un écrit qui contentât ses secrets désirs; et même son admiration se détachait des volumes qui avaient certainement contribué à lui aiguiser l'esprit, à le rendre aussi soupçonneux et aussi subtil.

En art, ses idées étaient pourtant parties d'un point de vue simple; pour lui, les écoles n'existaient point; seul le tempérament de l'écrivain importait; seul le travail de sa cervelle intéressait, quel que fût le sujet qu'il abordât. Malheureusement, cette vérité d'appréciation, digne de La Palisse, était à peu près inapplicable, par ce simple motif que, tout en désirant se dégager des préjugés, s'abstenir de toute passion, chacun va de préférence aux oeuvres qui correspondent le plus intimement à son propre tempérament et finit par reléguer en arrière toutes les autres.

Ce travail de sélection s'était lentement opéré en lui; il avait naguère adoré le grand Balzac, mais en même temps que son organisme s'était déséquilibré, que ses nerfs avaient pris le dessus, ses inclinations s'étaient modifiées et ses admirations avaient changé. Bientôt même, et quoiqu'il se rendît compte de son injustice envers le prodigieux auteur de La Comédie humaine, il en était venu à ne plus ouvrir ses livres dont l'art valide le froissait; d'autres aspirations l'agitaient maintenant, qui devenaient, en quelque sorte, indéfinissables.

En se sondant bien, néanmoins, il comprenait d'abord que, pour l'attirer, une oeuvre devait revêtir ce caractère d'étrangeté que réclamait Edgar Poe, mais il s'aventurait volontiers plus loin, sur cette route et appelait des flores byzantines de cervelle et des déliquescences compliquées de langue; il souhaitait une indécision troublante sur laquelle il pût rêver, jusqu'à ce qu'il la fit, à sa volonté, plus vague ou plus ferme selon l'état momentané de son âme. Il voulait, en somme, une oeuvre d'art et pour ce qu'elle était par elle-même et pour ce qu'elle pouvait permettre de lui prêter, il voulait aller avec elle, grâce à elle, comme soutenu par un adjuvant, comme porté par un véhicule, dans une sphère où les sensations sublimées lui imprimeraient une commotion inattendue et dont il chercherait longtemps et même vainement à analyser les causes.

Enfin, depuis son départ de Paris, il s'éloignait, de plus en plus, de la réalité et surtout du monde contemporain qu'il tenait en une croissante horreur; cette haine avait forcément agi sur ses goûts littéraires et artistiques, et il se détournait le plus possible des tableaux et des livres dont les sujets délimités se reléguaient dans la vie moderne.

Aussi, perdant la faculté d'admirer indifféremment la beauté sous quelque forme qu'elle se présente, préférait-il, chez Flaubert, La Tentation de saint Antoine à L'Éducation sentimentale; chez de Goncourt, La Faustin à Germinie Lacerteux; chez Zola, La Faute de l'abbé Mouret à L'Assommoir.

Ce point de vue lui paraissait logique; ces oeuvres moins immédiates, mais aussi vibrantes, aussi humaines, le faisaient pénétrer plus loin dans le tréfonds du tempérament de ces maîtres qui livraient avec un plus sincère abandon les élans les plus mystérieux de leur être, et elles l'enlevaient, lui aussi, plus haut que les autres, hors de cette vie triviale dont il était si las.

Puis il entrait, avec elles, en complète communion d'idées avec les écrivains qui les avaient conçues, parce qu'ils s'étaient alors trouvés dans une situation d'esprit analogue à la sienne.

En effet, lorsque l'époque où un homme de talent est obligé de vivre, est plate et bête, l'artiste est, à son insu même, hanté par la nostalgie d'un autre siècle.

Ne pouvant s'harmoniser qu'à de rares intervalles avec le milieu où il évolue; ne découvrant plus dans l'examen de ce milieu et des créatures qui le subissent, des jouissances d'observation et d'analyse suffisantes à le distraire, il sent sourdre et éclore en lui de particuliers phénomènes. De confus désirs de migration se lèvent qui se débrouillent dans la réflexion et dans l'étude. Les instincts, les sensations, les penchants légués par l'hérédité se réveillent, se déterminent, s'imposent avec une impérieuse assurance. Il se rappelle des souvenirs d'êtres et de choses qu'il n'a pas personnellement connus, et il vient un moment où il s'évade violemment du pénitencier de son siècle et rôde, en toute liberté, dans une autre époque avec laquelle, par une dernière illusion, il lui semble qu'il eût été mieux en accord.

Chez les uns, c'est un retour aux âges consommés, aux civilisations disparues, aux temps morts; chez les autres, c'est un élancement vers le fantastique et vers le rêve, c'est une vision plus ou moins intense d'un temps à éclore dont l'image reproduit, sans qu'il le sache, par un effet d'atavisme, celle des époques révolues.

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