Devant lui, au milieu d'une vaste clairière, d'immenses et blancs pierrots faisaient des sauts de lapins, dans des rayons de lune.
Des larmes de découragement lui montèrent aux yeux; jamais, non, jamais il ne pourrait franchir le seuil de la porte – je serais écrasé, pensait-il, – et, comme pour justifier ses craintes, la série des pierrots immenses se multipliait; leurs culbutes emplissaient maintenant tout l'horizon, tout le ciel qu'ils cognaient alternativement, avec leurs pieds et avec leurs têtes.
Alors les pas du cheval s'arrêtèrent. Il était là, derrière une lucarne ronde, dans le couloir; plus mort que vif, des Esseintes se retourna, vit par l'oeil-de-boeuf des oreilles droites, des dents jaunes, des naseaux soufflant deux jets de vapeur qui puaient le phénol.
Il s'affaissa, renonçant à la lutte, à la fuite; il ferma les yeux pour ne pas apercevoir l'affreux regard de la Syphilis qui pesait sur lui, au travers du mur, qu'il croisait quand même sous ses paupières closes, qu'il sentait glisser sur son échine moite, sur son corps dont les poils se hérissaient dans des mares de sueur froide. Il s'attendait à tout, espérait même pour en finir le coup de grâce; un siècle, qui dura sans doute une minute, s'écoula; il rouvrit, en frissonnant, les yeux. Tout s'était évanoui; sans transition, ainsi que par un changement à vue, par un truc de décor, un paysage minéral atroce fuyait au loin, un paysage blafard, désert, raviné, mort; une lumière éclairait ce site désolé, une lumière tranquille, blanche, rappelant les lueurs du phosphore dissous dans l'huile.
Sur le sol quelque chose remua qui devint une femme très pâle, nue, les jambes moulées dans des bas de soie verts.
Il la contempla curieusement; semblables à des crins crespelés par des fers trop chauds, ses cheveux frisaient en se cassant du bout; des urnes de Népenthès pendaient à ses oreilles; des tons de veau cuit brillaient dans ses narines entrouvertes. Les yeux pâmés, elle l'appela tout bas.
Il n'eut pas le temps de répondre, car déjà la femme changeait; des couleurs flamboyantes passaient dans ses prunelles; ses lèvres se teignaient du rouge furieux des Anthurium, les boutons de ses seins éclataient, vernis tels que deux gousses de piment rouge.
Une soudaine intuition lui vint: c'est la Fleur, se dit-il; et la manie raisonnante persista dans le cauchemar, dériva de même que pendant la journée de la végétation sur le Virus.
Alors il observa l'effrayante irritation. des seins et de la bouche, découvrit sur la peau du corps des macules de bistre et de cuivre, recula, égaré, mais l'oeil de la femme le fascinait et il avançait lentement, essayant de s'enfoncer les talons dans la terre pour ne pas marcher, se laissant choir, se relevant quand même pour aller vers elle; il la touchait presque lorsque de noirs Amorphophallus jaillirent de toutes parts, s'élancèrent vers ce ventre qui se soulevait et s'abaissait comme une mer. Il les avait écartés, repoussés, éprouvant un dégoût sans borne à voir grouiller entre ses doigts ces tiges tièdes et fermes; puis subitement, les odieuses plantes avaient disparu et deux bras cherchaient à l'enlacer; une épouvantable angoisse lui fit sonner le coeur à grands coups, car les yeux, les affreux yeux de la femme étaient devenus d'un bleu clair et froid, terribles. Il fit un effort surhumain pour se dégager de ses étreintes, mais d'un geste irrésistible, elle le retint, le saisit et, hagard, il vit s'épanouir sous les cuisses à l'air, le farouche Nidularium qui bâillait, en saignant, dans des lames de sabre.
Il frôlait avec son corps la blessure hideuse de cette plante; il se sentit mourir, s'éveilla dans un sursaut, suffoqué, glacé, fou de peur, soupirant: – Ah! ce n'est, Dieu merci, qu'un rêve.
C HAPITRE IX
Ces cauchemars se renouvelèrent; il craignit de s'endormir. Il resta, étendu sur son lit, des heures entières, tantôt dans de persistantes insomnies et de fiévreuses agitations, tantôt dans d'abominables rêves que rompaient des sursauts d'homme perdant pied, dégringolant du haut en bas d'un escalier, dévalant, sans pouvoir se retenir, au fond d'un gouffre.
La névrose engourdie, durant quelques jours, reprenait le dessus, se révélait plus véhémente et plus têtue, sous de nouvelles formes.
Maintenant les couvertures le gênaient; il étouffait sous les draps et il avait des fourmillements par tout le corps, des cuissons de sang, des piqûres de puces le long des jambes, à ces symptômes, se joignirent bientôt une douleur sourde dans les maxillaires et la sensation qu'un étau lui comprimait les tempes.
Ses inquiétudes s'accrurent; malheureusement les moyens de dompter l'inexorable maladie manquèrent. Il avait sans succès tenté d'installer des appareils hydrothérapiques dans son cabinet de toilette.
L'impossibilité de faire monter l'eau à la hauteur où sa maison était perchée, la difficulté même de se procurer de l'eau, en quantité suffisante, dans un village où les fontaines ne fonctionnent parcimonieusement qu'à certaines heures l'arrêtèrent; ne pouvant être sabré par des jets de lance qui plaqués, écrasés sur les anneaux de la colonne vertébrale, étaient seuls assez puissants pour mater l'insomnie et ramener le calme, il fut réduit aux courtes aspersions dans sa baignoire ou dans son tub, aux simples affusions froides, suivies d'énergiques frictions pratiquées, à l'aide du gant de crin, par son domestique.
Mais ces simili-douches n'enrayaient nullement la marche de la névrose; tout au plus éprouvait-il un soulagement de quelques heures, chèrement payé du reste par le retour des accès qui revenaient à la charge, plus violents et plus vifs.
Son ennui devint sans borne; la joie de posséder de mirobolantes floraisons était tarie; il était déjà blasé sur leur contexture et sur leurs nuances; puis malgré les soins dont il les entoura, la plupart de ses plantes dépérirent; il les fit enlever de ses pièces et, arrivé à un état d'excitabilité extrême, il s'irrita de ne plus les voir, l'oeil blessé par le vide des places qu'elles occupaient.
Pour se distraire et tuer les interminables heures, il recourut à ses cartons d'estampes et rangea ses Goya; les premiers états de certaines planches des Caprices, des épreuves reconnaissables à leur ton rougeâtre, jadis achetées dans les ventes à prix d'or, le déridèrent et il s'abîma en elles, suivant les fantaisies du peintre, épris de ses scènes vertigineuses, de ses sorcières chevauchant des chats, de ses femmes s'efforçant d'arracher les dents d'un pendu, de ses bandits, de ses succubes, de ses démons et de ses nains.
Puis, il parcourut toutes les autres séries de ses eaux-fortes et de ses aquatintes, ses Proverbes d'une horreur si macabre, ses sujets de guerre d'une rage si féroce, sa planche du Garrot enfin, dont il choyait une merveilleuse épreuve d'essai, imprimée sur papier épais, non collé, aux visibles pontuseaux traversant la pâte.
La verve sauvage, le talent âpre, éperdu de Goya le captait; mais l'universelle admiration que ses oeuvres avaient conquise, le détournait néanmoins un peu, et il avait renoncé, depuis des années, à les encadrer, de peur qu'en les mettant en évidence, le premier imbécile venu ne jugeât nécessaire de lâcher des âneries et de s'extasier, sur un mode tout appris, devant elles.
Il en était de même de ses Rembrandt qu'il examinait, de temps à autre, à la dérobée; et, en effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, dès que les orgues s'en emparent, l'oeuvre d'art qui ne demeure pas indifférente aux faux artistes, qui n'est point contestée par les sots, qui ne se contente pas de susciter l'enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante.
Cette promiscuité dans l'admiration était d'ailleurs l'un des plus grands chagrins de sa vie; d'incompréhensibles succès lui avaient, à jamais gâté des tableaux et des livres jadis chers; devant l'approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir d'imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair ne s'épointait pas, ne se dupait point.