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Des Esseintes étudiait, analysait l'âme de ces fluides, faisait l'exégèse de ces textes; il se complaisait à jouer pour sa satisfaction personnelle, le rôle d'un psychologue, à démonter et à remonter les rouages d'une oeuvre, à dévisser les pièces formant la structure d'une exhalaison composée, et, dans cet exercice, son odorat était parvenu à la sûreté d'une touche presque impeccable.

De même qu'un marchand de vins reconnaît le cru dont il hume une goutte; qu'un vendeur de houblon, dès qu'il flaire un sac, détermine aussitôt sa valeur exacte; qu'un négociant chinois peut immédiatement révéler l'origine des thés qu'il sent, dire dans quelles fermes des monts Bohées, dans quels couvents bouddhiques, il a été cultivé, l'époque où ses feuilles ont été cueillies, préciser le degré de torréfaction, l'influence qu'il a subie dans le voisinage de la fleur de prunier, de l'Aglaia, de l'Olea fragrans, de tous ces parfums qui servent à modifier sa nature, à y ajouter un rehaut inattendu, à introduire dans son fumet un peu sec un relent de fleurs lointaines et fraîches; de même aussi des Esseintes pouvait en respirant un soupçon d'odeur, vous raconter aussitôt les doses de son mélange, expliquer la psychologie de sa mixture, presque citer le nom de l'artiste qui l'avait écrit et lui avait imprimé la marque personnelle de son style.

Il va de soi qu'il possédait la collection de tous les produits employés par les parfumeurs; il avait même du véritable baume de La Mecque, ce baume si rare qui ne se récolte que dans certaines parties de l'Arabie Pétrée et dont le monopole appartient au Grand Seigneur.

Assis maintenant, dans son cabinet de toilette, devant sa table, il songeait à créer un nouveau bouquet et il était pris de ce moment d'hésitation bien connu des écrivains, qui, après des mois de repos, s'apprêtent à recommencer une nouvelle oeuvre.

Ainsi que Balzac que hantait l'impérieux besoin de noircir beaucoup de papier pour se mettre en train, des Esseintes reconnut la nécessité de se refaire auparavant la main par quelques travaux sans importance; voulant fabriquer de héliotrope, il soupesa des flacons d'amande et de vanille, puis il changea d'idée et se résolut à aborder le pois de senteur.

Les expressions, les procédés lui échappaient; il tâtonna; en somme, dans la fragrance de cette fleur, l'oranger domine: il tenta de plusieurs combinaisons et il finit par atteindre le ton juste, en joignant à l'oranger de la tubéreuse et de la rose qu'il lia par une goutte de vanille.

Les incertitudes se dissipèrent; une petite fièvre l'agita, il fut prêt au travail, il composa encore du thé en mélangeant de la cassie et de l'iris, puis, sûr de lui il se détermina à marcher de l'avant, à plaquer une phrase fulminante dont le hautain fracas effondrerait le chuchotement de cette astucieuse frangipane qui se faufilait encore dans sa pièce.

Il mania l'ambre, le musc-tonkin, aux éclats terribles, le patchouli, le plus âcre des parfums végétaux et dont la fleur, à l'état brut, dégage un remugle de moisi et de rouille. Quoi qu'il fît, la hantise du XVIIIe siècle l'obséda; les robes à paniers, les falbalas tournèrent devant ses yeux; des souvenirs des «Vénus» de Boucher, tout en chair, sans os, bourrées de coton rose, s'installèrent sur ses murs des rappels du roman de Thémidore, de l'exquise Rosette retroussée dans un désespoir couleur feu, le poursuivirent. Furieux, il se leva et, afin de se libérer, il renifla, de toutes ses forces, cette pure essence de spikanard, si chère aux Orientaux et si désagréable aux Européens, à cause de son relent trop prononcé de valériane. Il demeura étourdi sous la violence de ce choc; comme pilées par un coup de marteau, les filigranes de la délicate odeur disparurent; il profita de ce temps de répit pour échapper aux siècles défunts, aux vapeurs surannées, pour entrer, ainsi qu'il le faisait jadis, dans des oeuvres moins restreintes ou plus neuves.

Il avait autrefois aimé à se bercer d'accords en parfumerie; il usait d'effets analogues à ceux des poètes, employait, en quelque sorte, l'admirable ordonnance de certaines pièces de Baudelaire, telles que «l'Irréparable» et «le Balcon», où le dernier des cinq vers qui composent la strophe est l'écho du premier et revient, ainsi qu'un refrain, noyer l'âme dans des infinis de mélancolie et de langueur.

Il s'égarait dans les songes qu'évoquaient pour lui ces stances aromatiques, ramené soudain à son point de départ, au motif de sa méditation, par le retour du thème initial, reparaissant, à des intervalles ménagés, dans l'odorante orchestration du poème.

Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il débuta par une phrase, sonore, ample, ouvrant tout d'un coup une échappée de campagne immense.

Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d'ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu'elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu'on lui décerne, «d'extrait de pré fleuri»; puis dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d'oranger et d'amande, et aussitôt d'artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s'éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que simulait l'extrait du tilia de Londres.

Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie d'essences humaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, le stéphanotis, l'ayapana, l'opoponax, le chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage qu'ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent au plein soleil.

Ensuite il laissa, par un ventilateur, s'échapper ces ondes odorantes, conservant seulement la campagne qu'il renouvela et dont il força la dose pour l'obliger à revenir ainsi qu'une ritournelle dans ses strophes.

Les femmes s'étaient peu à peu évanouies; la campagne était devenue déserte; alors, sur l'horizon enchanté, des usines se dressèrent, dont les formidables cheminées brûlaient, à leurs sommets, comme des bols de punch.

Un souffle de fabriques, de produits chimiques, passait maintenant dans la brise qu'il soulevait avec des éventails, et la nature exhalait encore, dans cette purulence de l'air, ses doux effluves.

Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts, une boulette de styrax, et une très bizarre odeur montait dans la pièce, une odeur tout à la fois répugnante et exquise, tenant de la délicieuse senteur de la jonquille et de l'immonde puanteur de la gutta-percha et de l'huile de houille. Il se désinfecta les mains, inséra en une boîte hermétiquement close, sa résine, et les fabriques disparurent à leur tour. Alors, il darda parmi les vapeurs ravivées des tilleuls et des prés, quelques gouttes de new mown hay et, au milieu du site magique momentanément dépouillé de ses lilas, des gerbes de foin s'élevèrent, amenant une saison nouvelle, épandant leur fine affluence dans l'été de ces senteurs.

Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersa précipitamment des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et, dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant d'alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine et de l'hediosmia de la Jamaïque, aux odeurs françaises du jasmin, de l'aubépine et de la verveine, poussant, en dépit des saisons et des climats, des arbres d'essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l'odeur du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls.

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