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Mais, il avait beau invoquer toutes ces raisons, il ne parvenait pas complètement à se convaincre. Certes, en se résumant, il persistait à considérer la religion ainsi qu'une superbe légende, qu'une magnifique imposture, et cependant, en dépit de toutes ces explications, son scepticisme commençait à s'entamer.

Évidemment, ce fait bizarre existait: il était moins assuré maintenant que dans son enfance, alors que la sollicitude des Jésuites était directe, que leur enseignement était inévitable, qu'il était entre leurs mains, leur appartenait, corps et âme, sans liens de famille, sans influences pouvant réagir contre eux, du dehors. Ils lui avaient aussi inculqué un certain goût du merveilleux qui s'était lentement et obscurément ramifié dans son âme, qui s'épanouissait aujourd'hui, dans la solitude, qui agissait quand même sur l'esprit silencieux, interné, promené dans le court manège des idées fixes.

À examiner le travail de sa pensée, à chercher à en relier les fils, à en découvrir les sources et les causes, il en vint à se persuader que ses agissements, pendant sa vie mondaine, dérivaient de l'éducation qu'il avait reçue. Ainsi ses tendances vers l'artifice, ses besoins d'excentricité, n'étaient-ils pas, en somme, des résultats d'études spécieuses, de raffinements extraterrestres, de spéculations quasi théologiques; c'étaient, au fond, des transports, des élans vers un idéal, vers un univers inconnu, vers une béatitude lointaine, désirable comme celle que nous promettent les Écritures.

Il s'arrêta net, brisa le fil de ses réflexions. – Allons, se dit-il, dépité, je suis encore plus atteint que je ne le croyais; voilà que j'argumente avec moi-même, ainsi qu'un casuiste.

Il resta songeur, agité d'une crainte sourde; certes, si la théorie de Lacordaire était exacte, il n'avait rien à redouter, puisque le coup magique de la conversion ne se produit point dans un sursaut; il fallait, pour amener l'explosion, que le terrain fût longuement, constamment miné; mais si les romanciers parlent du coup de foudre de l'amour, un certain nombre de théologiens parlent aussi du coup de foudre de la religion; en admettant que cette doctrine fût vraie, personne n'était alors sûr de ne pas succomber. Il n'y avait plus ni analyse à faire sur soi-même, ni pressentiments à considérer, ni mesures préventives à requérir; la psychologie du mysticisme était nulle. C'était ainsi parce que c'était ainsi, et voilà tout.

– Eh! je deviens stupide, se dit des Esseintes, la crainte de cette maladie va finir par déterminer la maladie elle-même, si ça continue.

Il parvint à secouer un peu cette influence; ses souvenirs s'apaisèrent, mais d'autres symptômes morbides parurent; maintenant les sujets de discussions le hantaient seuls; le parc, les leçons, les Jésuites étaient loin; il était dominé, tout entier, par des abstractions; il pensait, malgré lui, à des interprétations contradictoires de dogmes, à des apostasies perdues, consignées dans l'ouvrage sur les Conciles, du père Labbe. Des bribes de ces schismes, des bouts de ces hérésies, qui divisèrent, pendant des siècles, les Églises de l'Occident et de l'Orient, lui revenaient. Ici, Nestorius contestant à la Vierge le titre de mère de Dieu, parce que, dans le mystère de l'Incarnation, ce n'était pas le Dieu, mais bien la créature humaine qu'elle avait portée dans ses flancs; là, Eutychès, déclarant que l'image du Christ ne pouvait ressembler à celle des autres hommes, puisque la Divinité avait élu domicile dans son corps et en avait, par conséquent, changé la forme du tout au tout; là encore, d'autres ergoteurs soutenaient que le Rédempteur n'avait pas eu du tout de corps, que cette expression des livres saints devait être prise au figuré; tandis que Tertullien émettait son fameux axiome quasi matérialiste: «Rien n'est incorporel que ce qui n'est pas; tout ce qui est, a un corps qui lui est propre»; enfin cette vieille question, débattue pendant des ans: le Christ a-t-il été attaché, seul, sur la croix ou bien la Trinité, une en trois personnes, a-t-elle souffert, dans sa triple hypostase, sur le gibet du Calvaire? le sollicitaient et le pressaient – et, machinalement, comme une leçon jadis apprise, il se posait à lui-même les questions et se donnait les réponses.

Ce fut, durant quelques jours, dans sa cervelle, un grouillement de paradoxes, de subtilités, un vol de poils fendus en quatre, un écheveau de règles aussi compliquées que des articles de codes, prêtant à tous les sens, à tous les jeux de mots, aboutissant à une jurisprudence céleste des plus ténues, des plus baroques; puis le côté abstrait s'effaça, à son tour, et tout un côté plastique lui succéda, sous l'action des Gustave Moreau pendus aux murs.

Il vit défiler toute une procession de prélats: des archimandrites, des patriarches, levant, pour bénir la foule agenouillée, des bras d'or, agitant leurs barbes blanches dans la lecture et la prière; il vit s'enfoncer dans des cryptes obscures des files silencieuses de pénitents; il vit s'élever des cathédrales immenses où tonitruaient des moines blancs en chaire. De même, qu'après une touche d'opium, de Quincey, au seul mot de «Consul Romanus», évoquait des pages entières de Tite-Live, regardait s'avancer la marche solennelle des Consuls, s'ébranler la pompeuse ordonnance des armées romaines; lui, sur une expression théologique, demeurait haletant, considérait des reflux de peuple, des apparitions épiscopales se détachant sur les fonds embrasés des basiliques; ces spectacles le tenaient sous le charme, courant d'âges en âges, arrivant aux cérémonies religieuses modernes, le roulant dans un infini de musique, lamentable et tendre.

Là, il n'avait plus de raisonnement à se faire, plus de débats à supporter; c'était une indéfinissable impression de respect et de crainte; le sens artiste était subjugué par les scènes si bien calculées des catholiques; à ces souvenirs, ses nerfs tressaillaient, puis en une subite rébellion, en une rapide volte, des idées monstrueuses naissaient en lui, des idées de ces sacrilèges prévus par le manuel des confesseurs, des ignominieux et impurs abus de l'eau bénite et de l'huile sainte. En face d'un Dieu omnipotent, se dressait maintenant un rival plein de force, le Démon, et une affreuse grandeur lui semblait devoir résulter d'un crime pratiqué, en pleine église par un croyant s'acharnant, dans une horrible allégresse, dans une joie toute sadique, à blasphémer, à couvrir d'outrages, à abreuver d'opprobres, les choses révérées; des folies de magie, de messe noire, de sabbat, des épouvantes de possessions et d'exorcismes se levaient; il en venait à se demander s'il ne commettait pas un sacrilège, en possédant des objets autrefois consacrés, des canons d'église, des chasubles et des custodes; et, cette pensée d'un état peccamineux lui apportait une sorte d'orgueil et d'allègement; il y démêlait des plaisirs de sacrilèges, mais de sacrilèges contestables, en tout cas, peu graves, puisqu'en somme il aimait ces objets et n'en dépravait pas l'usage; il se berçait ainsi de pensées prudentes et lâches, la suspicion de son âme lui interdisant des crimes manifestes, lui enlevant la bravoure nécessaire pour accomplir des péchés épouvantables, voulus, réels.

Peu à peu enfin, ces arguties s'évanouirent. Il vit, en quelque sorte, du haut de son esprit, le panorama de l'Église, son influence héréditaire sur l'humanité, depuis des siècles; il se la représenta, désolée et grandiose, énonçant à l'homme, l'horreur de la vie, l'inclémence de la destinée, prêchant la patience, la contrition, l'esprit de sacrifice; tâchant de panser les plaies, en montrant les blessures saignantes du Christ; assurant des privilèges divins, promettant la meilleure part du paradis aux affligés; exhortant la créature humaine à souffrir; à présenter à Dieu, comme un holocauste, ses tribulations et ses offenses, ses vicissitudes et ses peines. Elle devenait véritablement éloquente, maternelle aux misérables, pitoyable aux opprimés, menaçante pour les oppresseurs et les despotes.

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