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Un jour, il tira ma ceinture d'un tiroir fermé à clef.

– Il y a joliment de la galette là-dedans, me dit-il. Vous feriez bien de compter pour voir si tout y est.

Il ne s'informa même pas de mon nom. Je lui demandai si personne n'était venu prendre des informations à la suite de mon accès de travaux routiers.

– Si fait, un homme en automobile. Il voulait savoir qui avait pris ma place ce jour-là, et je lui ai répondu qu'il était maboul. Mais comme il ne me lâchait pas, je lui ai dit finalement qu'il parlait sans doute de mon beau-frère de Cleuch, qui des fois me donne un coup de main. Il avait l'air d'un homme du Sud, et je ne comprenais pas la moitié de son parler anglais.

Je devins très impatient, ces derniers jours, et je ne me sentis pas plus tôt d'aplomb que je décidai de partir. On était alors au 12 juin, et comme si la chance me favorisait, un bouvier passa ce matin-là, menant des bêtes à Moffat. C'était un nommé Hislop, un ami de Turnbull: il entra pour déjeuner avec nous et m'offrit de m'emmener avec lui.

Je forçai Turnbull à accepter cinq livres pour ma pension, mais ce ne fut pas sans peine. Il n'y eut jamais être plus indépendant. Il devint positivement grossier quand je le pressai, et tout rouge et bourru il prit à la fin mon argent sans dire merci. Lorsque je lui parlai de ce que je lui devais, il grommela confusément qu'«une bonne manière en valait une autre». On eût cru, à nous voir nous séparer, que nous nous quittions fâchés.

Hislop était une joyeuse créature, qui bavarda tout le long de la montée et jusque dans le val ensoleillé d'Annan. Je lui parlai des marchés du Galloway, et du prix des moutons, et il resta persuadé que j'étais un berger de par là-bas. Mon plaid et mon vieux chapeau, comme je l'ai dit, me donnaient l'air d'un vrai Écossais de théâtre. Mais c'est une corvée singulièrement lente que de conduire du bétail, et nous mîmes presque une journée à parcourir une douzaine de milles.

Si j'avais eu l'esprit moins inquiet, j'aurais goûté ces heures-là. Il faisait un azur éclatant, le paysage se modifiait constamment, avec ses collines rousses et ses lointaines prairies vertes, et il s'élevait un concert perpétuel de rossignols, de courlis et d'eaux courantes. Mais je ne me souciais guère de l'été imminent, et moins encore de la conversation d'Hislop, car l'approche du fatidique 15 juin m'accablait sous les difficultés de mon entreprise désespérée.

Je dînai dans un modeste cabaret de Moffat, et fis à pied les deux derniers milles jusqu'à la bifurcation de la grande ligne. L'express de nuit pour le sud ne devait passer que vers minuit, et pour tuer le temps je montai sur le versant de la hauteur, où, fatigué de la marche, je m'endormis. Je faillis dormir trop longtemps: je dus courir à la station et j'attrapai le train deux minutes avant son départ. Le contact des dures banquettes de troisième et l'odeur du tabac grossier me réjouirent étonnamment. Et puis, je me sentais enfin prêt à en venir aux prises avec ma tâche.

Je fus débarqué à Crewe en pleine nuit, et il me fallut attendre jusqu'à 6 heures un train pour Birmingham. Dans l'après-midi, j'arrivai à Reading, et me transférai dans un train vicinal qui serpentait parmi les bas-fonds du Berkshire. Je me trouvai alors dans une grasse contrée de prairies submergées et de lentes rivières envahies de roseaux. Vers 8 heures du soir, un individu éreinté et sali par le voyage – un hybride entre le valet de ferme et le vétérinaire – avec un plaid à carreaux noirs et blancs sur le bras (car je n'osais le porter au sud de la frontière écossaise) descendit à la petite station d'Artinswell. Il y avait du monde sur le quai; et je préférai attendre d'être sorti de là pour demander mon chemin.

La route traversait d'abord un bois de grands hêtres, puis longeait une vallée peu profonde, d'où l'on voyait de verts sommets de dunes par-dessus les arbres lointains. Au sortir de l'Écosse, l'air semblait lourd et fade, mais infiniment doux, car les tilleuls, les marronniers et les lilas formaient des berceaux de fleurs. J'arrivai bientôt à un pont au-dessous duquel un cours d'eau limpide et lente coulait entre des parterres neigeux de renoncules aquatiques. Un peu plus haut il y avait un moulin; et son déversoir faisait dans l'ombre odorante un bruit agréablement frais. Ce paysage, en somme, m'apaisa et me tranquillisa. Je me mis à siffler en considérant les vertes profondeurs, et l'air qui me vint aux lèvres fut «Annie Laurie».

Un pêcheur remontait du bord de l'eau, et en approchant de moi lui aussi commença de siffler. Mon air devait être communicatif, car il suivit mon exemple. C'était un homme robuste, en vieux complet de flanelle peu propre, avec une musette de toile en bandoulière. Il m'adressa un signe de tête; et je crois bien n'avoir jamais vu figure plus fine et plus avenante. Il appuya contre le pont sa mince canne à pêche de dix pieds et regarda l'eau avec moi.

– Elle est limpide, hein? fit-il aimablement. Regardez-moi ce gros là-bas. Il pèse quatre livres comme une once. Mais le bon moment du soir est passé et il n'y a plus moyen de les crocher.

– Je ne le vois pas, dis-je.

– Regardez, là-bas! À un mètre des roseaux, juste au-dessus de cette épinoche.

– Je le tiens à présent. On jurerait une pierre noire.

– Tout juste, dit-il.

Et il siffla encore une mesure d'«Annie Laurie».

– C'est Twisdon qu'il s'appelle, n'est-ce pas? fit-il par-dessus l'épaule, sans quitter des yeux le courant.

– Non…, dis-je. C'est-à-dire oui.

J'avais entièrement oublié mon pseudonyme.

– Un sage conspirateur ne doit pas oublier son nom, observa-t-il, en adressant un sourire épanoui à une poule de bruyère qui émergeait de l'ombre du pont.

Je restai à le considérer; et sa mâchoire ferme et carrée, son front large et ridé, les plus énergiques de ses joues, me firent voir que j'avais enfin trouvé un allié qui en valait la peine. Ses yeux bleus et bizarres semblaient voir très profondément.

Tout à coup il fronça le sourcil.

– C'est honteux! fit-il, élevant la voix, honteux qu'un homme bien constitué comme vous ose demander l'aumône. Je veux bien vous faire donner à manger, mais vous n'aurez pas un sou de moi.

Un dog-cart passait, conduit par un jeune homme qui leva son fouet pour saluer le pêcheur. Lorsqu'il eut disparu, celui-ci reprit sa canne.

– Voilà ma maison, dit-il, en désignant un portail blanc à cent mètres de là. Attendez cinq minutes, et puis allez-vous-en à la porte de derrière.

Et là-dessus il me quitta.

Je fis comme il m'indiquait. Au bout d'un chemin que bordait une véritable jungle de boules-de-neige et de lilas, je trouvai un joli chalet dont la pelouse descendait à la rivière. La porte de derrière était ouverte, et un majestueux maître d'hôtel m'attendait.

– Par ici, monsieur, dit-il.

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