Quand Molière nous présente les deux docteurs ridicules de l’Amour médecin, Bahis et Macroton, il fait parler l’un d’eux très lentement, scandant son discours syllabe par syllabe, tandis que l’autre bredouille. Même contraste entre les deux avocats de M. de Pourceaugnac. D’ordinaire, c’est dans le rythme de la parole que réside la singularité physique destinée à compléter le ridicule professionnel. Et, là où l’auteur n’a pas indiqué un défaut de ce genre, il est rare que l’acteur ne cherche pas instinctivement à le composer.
Il y a donc bien une parenté naturelle, naturellement reconnue, entre ces deux images que nous rapprochions l’une de l’autre, l’esprit s’immobilisant dans certaines formes, le corps se raidissant selon certains défauts. Que notre attention soit détournée du fond sur la forme ou du moral sur le physique, c’est la même impression qui est transmise à notre imagination dans les deux cas; c’est, dans les deux cas, le même genre de comique. Ici encore nous avons voulu suivre fidèlement une direction naturelle du mouvement de l’imagination. Cette direction, on s’en souvient, était la seconde de celles qui s’offraient à nous à partir d’une image centrale. Une troisième et dernière voie nous reste ouverte. C’est dans celle-là que nous allons maintenant nous engager.
III. – Revenons donc une dernière fois à notre image centrale: du mécanique plaqué sur du vivant. L’être vivant dont il s’agissait ici était un être humain, une personne. Le dispositif mécanique est au contraire une chose. Ce qui faisait donc rire, c’était la transfiguration momentanée d’une personne en chose, si l’on veut regarder l’image de ce biais. Passons alors de l’idée précise d’une mécanique à l’idée plus vague de chose en général. Nous aurons une nouvelle série d’images risibles, qui s’obtiendront, pour ainsi dire, en estompant les contours des premières, et qui conduiront à cette nouvelle loi: Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose.
On rit de Sancho Pança renversé sur une couverture et lancé en l’air comme un simple ballon. On rit du baron de Münchhausen devenu boulet de canon et cheminant à travers l’espace. Mais peut-être certains exercices des clowns de cirque fourniraient-ils une vérification plus précise de la même loi. Il faudrait, il est vrai, faire abstraction des facéties que le clown brode sur son thème, principal, et ne retenir que ce thème lui-même, c’est-à-dire les attitudes, gambades et mouvements qui sont ce qu’il y a de proprement «clownique» dans l’art du clown. À deux reprises seulement j’ai pu observer ce genre de comique à l’état pur, et dans les deux cas j’ai eu la même impression. La première fois, les clowns allaient, venaient, se cognaient, tombaient et rebondissaient selon un rythme uniformément accéléré, avec la visible préoccupation de ménager un crescendo. Et de plus en plus, c’était sur le rebondissement que l’attention du public était attirée. Peu à peu on perdait de vue qu’on eût affaire à des hommes en chair et en os. On pensait à des paquets quelconques qui se laisseraient choir et s’entrechoqueraient. Puis la vision se précisait. Les formes paraissaient s’arrondir, les corps se rouler et comme se ramasser en boule. Enfin apparaissait l’image vers laquelle toute cette scène évoluait sans doute inconsciemment: des ballons de caoutchouc, lancés en tous sens les uns contre les autres. – La seconde scène, plus grossière encore, ne fut pas moins instructive. Deux personnages parurent, à la tête énorme, au crâne entièrement dénudé. Ils étaient armés de grands bâtons. Et, à tour de rôle, chacun laissait tomber son bâton sur la tête de l’autre. Ici encore une gradation était observée. À chaque coup reçu, les corps paraissaient s’alourdir, se figer, envahis par une rigidité croissante. La riposte arrivait, de plus en plus retardée, mais de plus en plus pesante et retentissante. Les crânes résonnaient formidablement dans la salle silencieuse. Finalement, raides et lents, droits comme des I, les deux corps se penchèrent l’un vers l’autre, les bâtons s’abattirent une dernière fois sur les têtes avec un bruit de maillets énormes tombant sur des poutres de chêne, et tout s’étala sur le sol. À ce moment apparut dans toute sa netteté la suggestion que les deux artistes avaient graduellement enfoncée dans l’imagination des spectateurs: «Nous allons devenir, nous sommes devenus des mannequins de bois massif.»
Un obscur instinct peut faire pressentir ici à des esprits incultes quelques-uns des plus subtils résultats de la science psychologique. On sait qu’il est possible d’évoquer chez un sujet hypnotisé, par simple suggestion, des visions hallucinatoires. On lui dira qu’un oiseau est posé sur sa main, et il apercevra l’oiseau, et il le verra s’envoler. Mais il s’en faut que la suggestion soit toujours acceptée avec une pareille docilité. Souvent le magnétiseur ne réussit à la faire pénétrer que peu à peu, par insinuation graduelle. Il partira alors des objets réellement perçus par le sujet, et il tâchera d’en rendre la perception de plus en plus confuse: puis, de degré en degré, il fera sortir de cette confusion la forme précise de l’objet dont il veut créer l’hallucination. C’est ainsi qu’il arrive à bien des personnes, quand elles vont s’endormir, de voir ces masses colorées, fluides et informes, qui occupent le champ de la vision, se solidifier insensiblement en objets distincts. Le passage graduel du confus au distinct est donc le procédé de suggestion par excellence. Je crois qu’on le retrouverait au fond de beaucoup de suggestions comiques, surtout dans le comique grossier, là où parait s’accomplir sous nos yeux la transformation d’une personne en chose. Mais il y a d’autres procédés plus discrets, en usage chez les poètes par exemple, qui tendent peut-être inconsciemment à la même fin. On peut, par certains dispositifs de rythme, de rime et d’assonance, bercer notre imagination, la ramener du même au même en un balancement régulier, et la préparer ainsi à recevoir docilement la vision suggérée. Écoutez ces vers de Régnard, et voyez si l’image fuyante d’une poupée ne traverserait pas le champ de votre imagination:
… Plus, il doit à maints particuliers
La somme de dix mil une livre une obole,
Pour l’avoir sans relâche un an sur sa parole
Habillé, voituré, chauffé, chaussé, ganté,
Alimenté, rasé, désaltéré, porté.
Ne trouvez-vous pas quelque chose du même genre dans ce couplet de Figaro (quoiqu’on cherche peut-être ici à suggérer l’image d’un animal plutôt que celle d’une chose): «Quel homme est-ce? – C’est un beau, gros, court, jeune vieillard, gris pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette et furète, et gronde et geint tout à la fois.»
Entre ces scènes très grossières et ces suggestions très subtiles il y a place pour une multitude innombrable d’effets amusants, – tous ceux qu’on obtient en s’exprimant sur des personnes comme on le ferait sur de simples choses. Cueillons-en un ou deux exemples dans le théâtre de Labiche, où ils abondent. M. Perrichon, au moment de monter en wagon, s’assure qu’il n’oublie aucun de ses colis. «Quatre, cinq, six, ma femme sept, ma fille huit et moi neuf.» Il y a une autre pièce où un père vante la science de sa fille en ces termes: «Elle vous dira sans broncher tous les rois de France qui ont eu lieu.» Ceux qui ont eu lieu, sans précisément convertir les rois en simples choses, les assimile à des événements impersonnels.
Notons-le à propos de ce dernier exemple: il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au bout de l’identification entre la personne et la chose pour que l’effet comique se produise. Il suffit qu’on entre dans cette voie, en affectant, par exemple, de confondre la personne avec la fonction qu’elle exerce. Je ne citerai que ce mot d’un maire de village dans un roman d’About: «M. le Préfet, qui nous a toujours conservé la même bienveillance, quoiqu’on l’ait changé plusieurs fois depuis…»