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En ce sens, le rire ne peut pas être absolument juste. Répétons qu’il ne doit pas non plus être bon. Il a pour fonction d’intimider en humiliant. Il n’y réussirait pas si la nature n’avait laissé à cet effet, dans les meilleurs d’entre les hommes, un petit fonds de méchanceté, ou tout au moins de malice. Peut-être vaudra-t-il mieux que nous n’approfondissions pas trop ce point. Nous n’y trouverions rien de très flatteur pour nous. Nous verrions que le mouvement de détente ou d’expansion n’est qu’un prélude au rire, que le rieur rentre tout de suite en soi, s’affirme plus ou moins orgueilleusement lui-même, et tendrait à considérer la personne d’autrui comme une marionnette dont il tient les ficelles. Dans cette présomption nous démêlerions d’ailleurs bien vite un peu d’égoïsme, et, derrière l’égoïsme lui-même, quelque chose de moins spontané et de plus amer, je ne sais quel pessimisme naissant qui s’affirme de plus en plus à mesure que le rieur raisonne davantage son rire.

Ici, comme ailleurs, la nature a utilisé le mal en vue du bien. C’est le bien surtout qui nous a préoccupé dans toute cette étude. Il nous a paru que la société, à mesure qu’elle se perfectionnait, obtenait de ses membres une souplesse d’adaptation de plus en plus grande, qu’elle tendait à s’équilibrer de mieux en mieux au fond, qu’elle chassait de plus en plus à sa surface les perturbations inséparables d’une si grande masse, et que le rire accomplissait une fonction utile en soulignant la forme de ces ondulations.

C’est ainsi que des vagues luttent sans trêve à la surface de la mer, tandis que les couches inférieures observent une paix profonde. Les vagues s’entrechoquent, se contrarient, cherchent leur équilibre. Une écume blanche, légère et gaie, en suit les contours changeants. Parfois le flot qui fait abandonne un peu de cette écume sur le sable de la grève. L’enfant qui joue près de là vient en ramasser une poignée, et s’étonne, l’instant d’après, de n’avoir plus dans le creux de la main que quelques gouttes d’eau, mais d’une eau bien plus salée, bien plus amère encore que celle de la vague qui l’apporta. Le rire naît ainsi que cette écume. Il signale, à l’extérieur de la vie sociale, les révoltes superficielles. Il dessine instantanément la forme mobile de ces ébranlements. Il est, lui aussi, une mousse à base de sel. Comme la mousse, il pétille. C’est de la gaîté. Le philosophe qui en ramasse pour en goûter y trouvera d’ailleurs quelquefois, pour une petite quantité de matière, une certaine dose d’amertume.

Appendice de la 23e édition Sur les définitions du comique et sur la méthode suivie dans ce livre.

Dans un intéressant article de la Revue du Mois [5], M. Yves Delage opposait à notre conception du comique la définition à laquelle il s’était arrêté lui-même: «Pour qu’une chose soit comique, disait-il, il faut qu’entre l’effet et la cause il y ait désharmonie.» Comme la méthode qui a conduit M. Delage à cette définition est celle que la plupart des théoriciens du comique ont suivie, il ne sera pas inutile de montrer par où la nôtre en diffère. Nous reproduirons donc l’essentiel de la réponse que nous publiâmes dans la même revue [6]:

«On peut définir le comique par un ou plusieurs caractères généraux, extérieurement visibles, qu’on aura rencontrés dans des effets comiques çà et là recueillis. Un certain nombre de définitions de ce genre ont été proposées depuis Aristote; la vôtre me paraît avoir été obtenue par cette méthode: vous tracez un cercle, et vous montrez que des effets comiques, pris au hasard, y sont inclus. Du moment que les caractères en question ont été notés par un observateur perspicace, ils appartiennent, sans doute, à ce qui est comique; mais je crois qu’on les rencontrera souvent, aussi, dans ce qui ne l’est pas. La définition sera généralement trop large. Elle satisfera – ce qui est déjà quelque chose, je le reconnais – à l’une des exigences de la logique en matière de définition: elle aura indiqué quelque condition nécessaire. Je ne crois pas qu’elle puisse, vu la méthode adoptée, donner la condition suffisante. La preuve en est que plusieurs de ces définitions sont également acceptables, quoiqu’elles ne disent pas la même chose. Et la preuve en est surtout qu’aucune d’elles, à ma connaissance, ne fournit le moyen de construire l’objet défini, de fabriquer du comique [7].

«J’ai tenté quelque chose de tout différent. J’ai cherché dans la comédie, dans la farce, dans l’art du clown, etc., les procédés de fabrication du comique. J’ai cru apercevoir qu’ils étaient autant de variations sur un thème plus général. J’ai noté le thème, pour simplifier; mais ce sont surtout les variations qui importent. Quoi qu’il en soit, le thème fournit une définition générale, qui est cette fois une règle de construction. Je reconnais d’ailleurs que la définition ainsi obtenue risquera de paraître, à première vue, trop étroite, comme les définitions obtenues par l’autre méthode étaient trop larges. Elle paraîtra trop étroite, parce que, à côté de la chose qui est risible par essence et par elle-même, risible en vertu de sa structure interne, il y a une foule de choses qui font rire en vertu de quelque ressemblance superficielle avec celle-là, ou de quelque rapport accidentel avec une autre qui ressemblait à celle-là, et ainsi de suite; le rebondissement du comique est sans fin, car nous aimons à rire et tous les prétextes nous sont bons; le mécanisme des associations d’idées est ici d’une complication extrême; de sorte que le psychologue qui aura abordé l’étude du comique avec cette méthode, et qui aura dû lutter contre des difficultés sans cesse renaissantes au lieu d’en finir une bonne fois avec le comique en l’enfermant dans une formule, risquera toujours de s’entendre dire qu’il n’a pas rendu compte de tous les faits. Quand il aura appliqué sa théorie aux exemples qu’on lui oppose, et prouvé qu’ils sont devenus comiques par ressemblance avec ce qui était comique en soi-même, on en trouvera facilement d’autres, et d’autres encore: il aura toujours à travailler. En revanche, il aura étreint le comique, au lieu de l’enclore dans un cercle plus ou moins large. Il aura, s’il réussit, donné le moyen de fabriquer du comique. Il aura procédé avec la rigueur et la précision du savant, qui ne croit pas avoir avancé dans la connaissance d’une chose quand il lui a décerné telle ou telle épithète, si juste soit-elle (on en trouve toujours beaucoup qui conviennent): c’est une analyse qu’il faut, et l’on est sûr d’avoir parfaitement analysé quand on est capable de recomposer. Telle est l’entreprise que j’ai tentée.

«J’ajoute qu’en même temps que j’ai voulu déterminer les procédés de fabrication du risible, j’ai cherché quelle est l’intention de la société quand elle rit. Car il est très étonnant qu’on rie, et la méthode d’explication dont je parlais plus haut n’éclaircit pas ce petit mystère. Je ne vois pas, par exemple, pourquoi la «désharmonie», en tant que désharmonie, provoquerait de la part des témoins une manifestation spécifique telle que le rire, alors que tant d’autres propriétés, qualités ou défauts, laissent impassibles chez le spectateur les muscles du visage. Il reste donc à chercher quelle est la cause spéciale de désharmonie qui donne l’effet comique; et on ne l’aura réellement trouvée que si l’on peut expliquer par elle pourquoi, en pareil cas, la société se sent tenue de manifester. Il faut bien qu’il y ait dans la cause du comique quelque chose de légèrement attentatoire (et de spécifiquement attentatoire) à la vie sociale, puisque la société y répond par un geste qui a tout l’air d’une réaction défensive, par un geste qui fait légèrement peur. C’est de tout cela que j’ai voulu rendre compte.»

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[5] Revue du Mois, 10 août 1919; t. XX, p. 337 et suiv.

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[6] Ibid., 10 nov. 1919; XX, p. 514 et suiv.

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[7] Nous avons d’ailleurs brièvement montré, en maint passage de notre livre, l’insuffisance de telle ou telle d’entre elles.

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