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Mais il y a surtout une démence qui est propre au rêve. Il y a certaines contradictions spéciales, si naturelles à l'imagination du rêveur, si choquantes pour la raison de l'homme éveillé, qu'il serait impossible d'en donner une idée exacte et complète à celui qui n'en aurait pas eu l'expérience. Nous faisons allusion ici à l'étrange fusion que le rêve opère souvent entre deux personnes qui n'en font plus qu'une et qui restent pourtant distinctes. D'ordinaire, l'un des personnages est le dormeur lui-même. Il sent qu'il n'a pas cessé d'être ce qu'il est; il n'en est pas moins devenu un autre. C'est lui et ce n'est pas lui. Il s'entend parler, il se voit agir, mais il sent qu'un autre lui a emprunté son corps et lui a pris sa voix. Ou bien encore il aura conscience de parler et d'agir comme à l'ordinaire; seulement il parlera de lui comme d'un étranger avec lequel il n'a plus rien de commun; il se sera détaché de lui-même. Ne retrouverait-on pas cette confusion étrange dans certaines scènes comiques? je ne parle pas d'Amphitryon, où la confusion est sans doute suggérée à l'esprit du spectateur, mais où le gros de l'effet comique vient plutôt de ce que nous avons appelé plus haut une «interférence de deux séries». Je parle des raisonnements extravagants et comiques où cette confusion se rencontre véritablement à l'état pur, encore qu'il faille un effort de réflexion pour la dégager. Écoutez par exemple ces réponses de Mark Twain au reporter qui vient l'interviewer: «Avez-vous un frère? – Oui; nous l'appelions Bill. Pauvre Bill! – Il est donc mort? – C'est ce que nous n'avons jamais pu savoir. Un grand mystère plane sur cette affaire. Nous étions, le défunt et moi, deux jumeaux, et nous fûmes, à l'âge de quinze jours, baignés dans le même baquet. L'un de nous deux s'y noya, mais on n'a jamais su lequel. Les uns pensent que c'était Bill, d'autres que c'était moi. – Étrange. Mais vous, qu'en pensez-vous? – Écoutez, je vais vous confier un secret que je n'ai encore révélé à âme qui vive. L'un de nous deux portait un signe particulier, un énorme grain de beauté au revers de la main gauche; et celui-là, c'était moi. Or, c'est cet enfant-là qui s'est noyé… etc.» En y regardant de près, on verra que l'absurdité de ce dialogue n'est pas une absurdité quelconque. Elle disparaîtrait si le personnage qui parle n'était pas précisément l'un des jumeaux dont il parle. Elle tient à ce que Mark Twain déclare être un de ces jumeaux, tout en s'exprimant comme s'il était un tiers qui raconterait leur histoire. Nous ne procédons pas autrement dans beaucoup de nos rêves.

V

Envisagé de ce dernier point de vue, le comique nous apparaîtrait sous une forme un peu différente de celle que nous lui prêtions. Jusqu’ici, nous avions vu dans le rire un moyen de correction surtout. Prenez la continuité des effets comiques, isolez, de loin en loin, les types dominateurs: vous trouverez que les effets intermédiaires empruntent leur vertu comique à leur ressemblance avec ces types, et que les types eux-mêmes sont autant de modèles d’impertinence vis-à-vis de la société. À ces impertinences la société réplique par le rire, qui est une impertinence plus forte encore. Le rire n’aurait donc rien de très bienveillant. Il rendrait plutôt le mal pour le mal.

Ce n’est pourtant pas là ce qui frappe d’abord dans l’impression du risible. Le personnage comique est souvent un personnage avec lequel nous commençons par sympathiser matériellement. Je veux dire que nous nous mettons pour un très court instant à sa place, que nous adoptons ses gestes, ses paroles, ses actes, et que si nous nous amusons de ce qu’il y a en lui de risible, nous le convions, en imagination, à s’en amuser avec nous: nous le traitons d’abord en camarade. Il y a donc chez le rieur une apparence au moins de bonhomie, de jovialité aimable, dont nous aurions tort de ne pas tenir compte. Il y a surtout dans le rire un mouvement de détente, souvent remarqué, dont nous devons chercher la raison. Nulle part cette impression n’était plus sensible que dans nos derniers exemples. C’est là aussi, d’ailleurs, que nous en trouverons l’explication.

Quand le personnage comique suit son idée automatiquement, il finit par penser, parler, agir comme s’il rêvait. Or le rêve est une détente. Rester en contact avec les choses et avec les hommes, ne voir que ce qui est et ne penser que ce qui se tient, cela exige un effort ininterrompu de tension intellectuelle. Le bon sens est cet effort même. C’est du travail. Mais se détacher des choses et pourtant apercevoir encore des images, rompre avec la logique et pourtant assembler encore des idées, voilà qui est simplement du jeu ou, si l’on aime mieux, de la paresse. L’absurdité comique nous donne donc d’abord l’impression d’un jeu d’idées. Notre premier mouvement est de nous associer à ce jeu. Cela repose de la fatigue de penser.

Mais on en dirait autant des autres formes du risible. Il y a toujours au fond du comique, disions-nous, la tendance à se laisser glisser le long d’une pente facile, qui est le plus souvent la pente de l’habitude. On ne cherche plus à s’adapter et à se réadapter sans cesse à la société dont on est membre. On se relâche de l’attention qu’on devrait à la vie. On ressemble plus ou moins à un distrait. Distraction de la volonté, je l’accorde, autant et plus que de l’intelligence. Distraction encore cependant, et, par conséquent, paresse. On rompt avec les convenances comme on rompait tout à l’heure avec la logique. Enfin on se donne l’air de quelqu’un qui joue. Ici encore notre premier mouvement est d’accepter l’invitation à la paresse. Pendant un instant au moins, nous nous mêlons au jeu. Cela repose de la fatigue de vivre.

Mais nous ne nous reposons qu’un instant. La sympathie qui peut entrer dans l’impression du comique est une sympathie bien fuyante. Elle vient, elle aussi, d’une distraction. C’est ainsi qu’un père sévère va s’associer quelquefois, par oubli, à une espièglerie de son enfant, et s’arrête aussitôt pour la corriger.

Le rire est, avant tout, une correction. Fait pour humilier, il doit donner à la personne qui en est l’objet une impression pénible. La société se venge par lui des libertés qu’on a prises avec elle. Il n’atteindrait pas son but s’il portait la marque de la sympathie et de la bonté.

Dira-t-on que l’intention au moins peut être bonne, que souvent on châtie parce qu’on aime, et que le rire, en réprimant les manifestations extérieures de certains défauts, nous invite ainsi, pour notre plus grand bien, à corriger ces défauts eux-mêmes et à nous améliorer intérieurement?

Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. En général et en gros, le rire exerce sans doute une fonction utile. Toutes nos analyses tendaient d’ailleurs à le démontrer. Mais il ne suit pas de là que le rire frappe toujours juste, ni qu’il s’inspire d’une pensée de bienveillance ou même d’équité.

Pour frapper toujours juste, il faudrait qu’il procédât d’un acte de réflexion. Or le rire est simplement l’effet d’un mécanisme monté en nous par la nature, ou, ce qui revient à peu près au même, par une très longue habitude de la vie sociale. Il part tout seul, véritable riposte du tac au tac. Il n’a pas le loisir de regarder chaque fois où il touche. Le rire châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès, frappant des innocents, épargnant des coupables, visant à un résultat général et ne pouvant faire à chaque cas individuel l’honneur de l’examiner séparément. Il en est ainsi de tout ce qui s’accomplit par des voies naturelles au lieu de se faire par réflexion consciente. Une moyenne de justice pourra apparaître dans le résultat d’ensemble, mais non pas dans le détail des cas particuliers.

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