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Je suis rentré chez moi, plein de tristesse. Je me suis installé à ma table; j'ai chauffé la théière sur le samovar, et je me disposais à boire tranquillement un verre de thé, deux peut-être, quand tout à coup, Gorchkov, ce locataire misérable, est entré dans ma chambre. J'avais déjà remarqué ce matin qu'il tournait timidement autour des autres locataires de l'appartement et il fit même mine, à un moment donné, de s'approcher de moi. Il faut que je vous dise en passant, ma petite mère, qu'ils sont bien plus à plaindre que moi dans leur misère. Pensez donc: une femme! des enfants! À la place de Gorchkov, je ne sais vraiment pas ce que j'aurais fait, moi! Voilà donc mon Gorchkov qui s'amène, une petite larme sale collant, comme toujours, à ses cils. Il salue, claque des talons, mais paraît embarrassé et n'arrive pas à prononcer un mot. Je l'ai fait asseoir sur une chaise; elle était cassée, il est vrai, mais je n'en ai pas d'autre chez moi. Je lui ai offert, du thé. Il s'est excusé d'abord, a refusé, s'est excusé encore et a fini par prendre le verre que je lui tendais. Il voulut le boire sans sucre; comme j'insistai pour le sucrer, il recommença à s'excuser, refusa longtemps, contesta la nécessité du sucre. Puis il s'est décidé à en jeter dans son verre un tout petit morceau, après quoi, il m'a assuré que le thé était extraordinairement doux. Voilà à quelle humilité la misère peut conduire un homme. «Eh bien, mon petit père, que me raconterez-vous?» lui ai-je dit. «Voici», fit-il, et il m'expliqua comme quoi il se trouvait dans le besoin. «Makar Alexéievitch, mon bienfaiteur, de grâce, pour l'amour du ciel, venez en aide à une famille dans le malheur. Ma femme, mes enfants, n'ont rien à manger. Je n'ai pas la force de le supporter, moi, le père», ajouta-t-il. J'ai voulu lui répondre, mais il ne m'a pas laissé parler. «Je crains tout le monde ici, Makar Alexéievitch, poursuivit-il. Ce n'est pas que j'aie peur d'eux, non, mais, voyez-vous, je me gêne. Ce sont tous des gens si fiers, si importants. Je craignais aussi de vous importuner, mon petit père et mon bienfaiteur, car je sais que vous avez eu des ennuis vous-même et qu'il ne vous est pas possible de donner beaucoup. Mais prêtez-moi, du moins, une petite somme. Je me suis risqué à vous le demander, a-t-il ajouté, parce que je connais votre bonté, parce que je sais que vous avez été vous-même dans le besoin, que vous avez des difficultés maintenant encore, et que votre cœur est, pour cette raison, compatissant à la souffrance d'autrui.» Il conclut en me priant d'excuser son audace et l'incorrection de sa démarche. Je lui répondis que je n'aurais pas demandé mieux que de l'aider, mais qu'il ne me restait plus rien, plus rien du tout. «Mon petit père Makar Alexéievitch, a-t-il insisté alors, il ne me faut pas beaucoup, si seulement vous consentiez…» (Il rougit jusqu'aux cheveux à ce moment.) «Ma femme, mes enfants, ils ont faim… si vous pouviez m'avancer quelques dix kopecks.» Mon cœur s'est serré affreusement. Ils m'ont dépassé ceux-là, en fait de misère, me suis-je dit. Il me restait en tout et pour tout vingt kopecks, dont j'avais disposé d'avance: je comptais m'acheter demain, avec cet argent, certaines choses indispensables. «Non, mon cher, je le regrette, mais c'est impossible, voyez-vous», lui ai-je dit à peu près. «Mon petit père Makar Alexéievitch, donnez n'importe quoi, fit-il alors, avancez-moi ne fût-ce que dix kopecks.» Là, je n'ai pu résister plus longtemps. Je sortis du tiroir mes vingt kopecks et je les lui donnai, ma petite mère, n'ai-je pas eu raison? Oh! cette misère, cette misère! Nous avons causé ensuite. «Comment avez-vous fait, lui ai-je demandé, comment avez-vous fait, mon petit père, pour plonger dans une telle détresse, et pourquoi, étant si pauvre, avez-vous cru devoir louer une chambre pour cinq roubles d'argent?» Il m'a expliqué qu'il s'est installé dans cette pièce six mois plus tôt et qu'il a payé à ce moment trois mois de loyer d'avance. Ensuite, des difficultés ont surgi, et sa situation s'est aggravée au point qu'il ne sait plus maintenant, le pauvre, où donner de la tête. Il espérait que son affaire serait réglée d'ici là. Or c'est une histoire délicate et extrêmement désagréable qu'il s'est attirée. Il est obligé, voyez-vous, Varinka, de comparaître devant le tribunal pour y répondre de je ne sais pas bien quoi. Il est en procès avec un marchand, qui a volé l'État lors d'une concession. L'escroquerie a été découverte; le marchand a été traduit en justice, et il a entraîné avec lui Gorchkov, l'a compromis dans sa filouterie, alors que le malheureux n'y a participé qu'indirectement. En réalité, Gorchkov n'est fautif que de négligence et d'imprudence, et d'avoir perdu de vue, de façon impardonnable, le véritable intérêt de la Caisse publique. C'est une affaire qui traîne depuis des années déjà; des faits nouveaux surgissent constamment pour accroître les difficultés de Gorchkov. «Je n'ai pas commis l'acte déshonorant qu'on m'impute, m'affirme-t-il. Je ne suis pas coupable sur ce point; je ne suis pas fautif, je n'ai pas commis de vol ni d'abus de confiance.» Cette affaire lui a gravement nui. On l'a exclu du service, et bien qu'on n'ait pas pu mettre une faute précise à sa charge, il se voit dans l'impossibilité, avant de s'être complètement réhabilité, d'obtenir de ce marchand le remboursement d'une somme importante que celui-ci lui doit et qu'il conteste devant le tribunal. Moi, je le crois sur parole, mais le tribunal n'est malheureusement pas convaincu. Il faut dire que cette affaire est très compliquée, très retorse, embrouillée à plaisir et qu'il n'y a pas moyen de la démêler. Dès qu'on croit avoir tiré un point au clair, voilà que ce marchand l'embrouille de nouveau au moyen de détours rusés. Je prends part au malheur de Gorchkov, ma chère amie, je sympathise de tout cœur avec lui. C'est un homme sans travail, et il ne peut pas trouver d'emploi parce qu'on n'a plus confiance en lui. Il a dépensé toutes ses économies. Le procès traîne, se complique de jour en jour, et cependant, il faut bien vivre, manger. Par surcroît, sans but ni raison, un nouvel enfant leur est né, ce qui leur a fait des frais. Leur fils est tombé malade: encore des frais; il est mort: des frais, et des frais toujours. Sa femme est souffrante. Lui-même est atteint d'une vieille maladie qu'il ne soigne pas. Bref, il a souffert, souffert l'inimaginable. Il prétend du reste que son affaire s'achemine en ce moment vers une solution heureuse, que ce n'est plus qu'une question de jours, et qu'il n'y a plus de doute quant au résultat. Il me fait de la peine, beaucoup de peine, je le plains tellement, ma petite mère. Je l'ai réconforté, consolé. C'est un homme désemparé, apeuré. Il a besoin de se sentir protégé, alors je lui ai parlé avec douceur. Adieu maintenant, ma petite mère, que le Seigneur soit avec vous et portez-vous bien. Oh! ma tourterelle! Quand je pense à vous, c'est comme un baume que je sens sur mon âme endolorie, et bien que je souffre aussi pour vous, c'est une souffrance qui m'est douce.

Votre ami sincère,

Makar DIÉVOUCHKINE.

* * * * *

9 septembre.

Ma petite mère Varvara Alexéievna!

Je vous écris dans un état épouvantable. Je suis bouleversé par le terrible événement qui s'est produit. Ma tête tourne et il me semble que tout danse autour de moi. Oh! ma chère amie, comment vais-je vous le raconter? Nous ne l'aurions jamais pensé, jamais pressenti. Non, il est impossible que je n'en aie pas eu le pressentiment. Si, si, j'en ai eu d'avance l'intuition obscure. Tout cela, mon cœur l'avait deviné. Je me souviens même que j'ai rêvé l'autre jour, et c'était de cela sans doute qu'il s'agissait dans mon rêve.

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