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Si je parle ici de ce joueur d'orgue de Barbarie, ma petite mère, c'est parce que j'ai ressenti doublement, dans la journée, le poids de la pauvreté. Je m'étais arrêté pour le regarder jouer. Il me venait des idées noires, alors, pour les chasser, je me suis arrêté en face de lui. Il avait posé son instrument sous une fenêtre. Autour de lui s'était formé un petit groupe: moi, des cochers, une grande fille, puis une petite gamine toute sale, toute fripée. Il y avait là aussi un bambin, un garçonnet d'une dizaine d'années. Il aurait été assez joli sans son air maladif. Il était si chétif, en chemise seulement, à peine couvert d'un petit manteau, et les pieds presque nus. Bouche bée, il écoutait la musique, c'est de son âge. Il ne pouvait détacher ses yeux des marionnettes qui tournaient sur l'orgue, tandis que ses mains et ses pieds gelaient. Il tremblait de froid, en mordillant le bout de sa manche. Je remarquai qu'il tenait un bout de papier dans son poing fermé. Un monsieur passa et jeta de loin une piécette au joueur d'orgue; la pièce de monnaie tomba dans le tiroir muni d'un grillage derrière lequel on voit danser un Français avec de belles dames. En entendant tinter la monnaie, le bambin tressaillit, regarda craintivement autour de lui et conclut, apparemment, que c'était moi qui avais lancé de l'argent. Il accourut vers moi. Ses mains tremblaient, sa voix tremblait, il me tendit le bout de papier en me disant: «Lisez». Je déroulai le billet. C'est une histoire connue, que voulez-vous. «Mes bienfaiteurs, y était-il écrit, je suis leur mère et je vais mourir. Mes trois enfants ont faim. Aidez-nous aujourd'hui, et quand je serai morte, je ne vous oublierai pas dans l'autre monde et je veillerai sur vous, mes bienfaiteurs, parce que vous avez eu pitié de mes pauvres oisillons.» Que voulez-vous? C'est un cas banal, la chose est claire, mais que pouvais-je faire? Je ne lui ai rien donné par conséquent. Cela me fendait le cœur de devoir refuser une aide. Le petit garçon, le pauvret, était bleui par le froid, et il avait faim peut-être. Qui sait, après tout, il ne mentait pas sans doute, il disait la vérité pour sûr. Je m'y connais dans ces choses. Ce qui m'indigne, en revanche, c'est que ces mauvaises mères ne ménagent pas leurs enfants et les envoient dans la rue à demi nus par un tel froid avec des billets. C'est probablement une femme stupide, sans caractère. Je suppose que personne ne s'occupe d'elle. Alors elle reste là, chez elle, désespérée, et peut-être est-elle réellement malade. Tout de même elle devrait s'adresser quelque part, demander une aide. D'ailleurs, il pourrait s'agir d'une menteuse tout bonnement, qui envoie exprès un enfant chétif et affamé dans la rue pour faire croire qu'elle est malade. Qu'apprendra-t-il, ce gosse malheureux en portant des billets de ce genre? Quelle leçon tirera-t-il de la vie? Son cœur s'y endurcira, voilà tout. Il va, le pauvret, il court, il quémande. Les gens passent, trop pressés pour l'écouter. Ils sont durs, insensibles, et les phrases qu'ils lui lancent en réponse le blessent cruellement. «Va-t-en! Décampe, garnement! Tu mens, on les connaît ces histoires!»; voilà ce qu'il entend de chacun, et son cœur d'enfant s'emplit de sourde rancune. C'est en vain qu'il tremble dans le froid, le pauvre petit garçon terrorisé, pareil à un oisillon tombé d'un nid qui s'est défait. Il a les mains et les pieds gelés, son souffle est coupé par le froid. Un jour, il se mettra à tousser. Encore un peu, et la maladie, comme un reptile mauvais, se glissera dans son corps, se logera dans sa poitrine. Bientôt la mort se penchera sur lui, dans quelque coin obscur et sale où il sera étendu sans soins, sans secours aucun -voilà ce que sera sa vie! Voilà ce que peut être une existence en ce monde. Oh! Varinka! Il est pénible d'entendre demander la charité et de devoir passer sans rien donner, se bornant à répondre «Dieu t'aidera». Il y a des appels à l'aumône qui sont tolérables encore (car il y a toutes sortes de façons de supplier les passants, ma petite mère). Certaines de ces supplications, traînantes et chantantes, sentent l'habitude, l'intonation apprise, la mendicité régulière et professionnelle. En ce cas, c'est beaucoup moins pénible de ne rien donner: il s'agit là de mendiant de longue date, habitué à cette vie, et l'on se dit alors qu'il surmontera la difficulté et qu'il sait, qu'il a appris comment il faut s'y prendre pour s'en tirer. Mais il est d'autres implorations qui n'ont rien d'habituel dans leur ton, qui sont rauques, presque rudes, effrayantes. Aujourd'hui par exemple, lorsque j'ai pris le billet des mains de ce garçonnet, j'ai aperçu à deux pas, près de la palissade, un autre miséreux qui n'arrêtait pas les passants et qui s'est adressé à moi tout à coup: «Donnez-moi, monsieur, cinq kopecks pour l'amour du Christ!» Il l'a dit d'une voix tellement saccadée et dure que j'ai tressailli comme en proie à une sorte de frayeur; mais je ne lui ai pas donné de kopeck: je n'en avais pas moi-même. Il faut dire aussi que les gens riches n'aiment pas du tout que les pauvres se plaignent à haute voix de leur triste sort. Il paraît que cela les dérange et qu'ils se sentent importunés par là. Du reste, la misère est toujours importune: on dirait que les gémissements des malheureux empêchent les riches de dormir!

Je dois vous avouer, ma très chère amie, que je vous écris toutes ces choses, en partie pour me soulager le cœur et en partie aussi pour vous donner une petite démonstration de mon style. Car vous avez certainement remarqué, ma petite mère, que mon style s'est grandement amélioré depuis quelque temps. J'ai appris à rédiger. En ce moment toutefois, je me sens gagné par une telle mélancolie que je commence à me complaire avec sympathie à ma propre vie intérieure, que je me sens comme empli d'une bienveillance extrême pour moi-même. Bien que je sache, ma petite mère, que cette sympathie-là ne changera rien à ma situation, elle me permet néanmoins de me rendre justice jusqu'à un certain point. C'est un fait, ma chère amie, qu'il nous arrive parfois de nous rapetisser à nos propres yeux sans aucune raison, de nous ravaler à moins que rien, de nous abîmer dans la conscience de notre nullité. Si j'osais faire ici une comparaison, je dirais peut-être que cela me vient de ce que je suis, moi aussi, un être malheureux et terrorisé, comme ce pauvre garçonnet qui m'avait demandé l'aumône tantôt. Je voudrais, si vous me le permettez, m'exprimer ici de façon figurée et allégorique, ma petite mère. Écoutez-moi: Il m'arrive, ma très chère, en me rendant à mon travail de bon matin, de contempler le spectacle de la ville qui se réveille et renaît à la vie, tandis que montent dans l'air les fumées des usines et que les rues commencent à s'agiter comme une chaudière en ébullition, dans un vacarme grandissant qui enveloppe tout. Il m'arrive alors d'être tellement saisi par le tableau qui se déroule devant moi, que j'en ressens comme une chiquenaude reçue à l'improviste sur un nez trop curieux. Je m'empresse de m'éloigner, me sentant si petit tout à coup, et de poursuivre mon chemin comme si cette vie tumultueuse n'était point faite pour moi. Mais réfléchissez bien, demandez-vous ce qui se passe derrière les murs noircis de suie de ces grandes maisons de pierre. Essayez de pénétrer leur secret, et dites-moi ensuite si je n'avais pas tort de m'abaisser ainsi moi-même sans raison et de permettre à mon âme de se laisser gagner par une telle pusillanimité. Notez bien, Varinka, que je parle ici de façon allégorique, et qu'il ne faut pas interpréter mes paroles à la lettre. Voyons donc ce qui se cache dans ces fières maisons. Là, dans quelque coin obscur et fumeux, dans un trou humide que l'on qualifie, faute de mieux, de chambre ou de logis, un humble artisan vient de se réveiller. Pendant la nuit, il n'a fait que rêver, par exemple, d'une paire de chaussures qu'il aurait par mégarde entaillées la veille avec ses ciseaux, comme si une telle misère devait absolument poursuivre l'homme jusque dans son sommeil. Il est vrai que ce n'est qu'un artisan, un pauvre cordonnier, et il est excusable, par conséquent, de ne penser toujours qu'à la même chose, qui est sa préoccupation quotidienne. Il a des enfants qui piaillent et sa femme a faim, elle aussi. Ce ne sont d'ailleurs pas les cordonniers seulement, ma petite mère, qui se réveillent dans cet état d'âme. Ce ne serait rien encore, et il n'y aurait guère lieu d'en parler, sans une autre circonstance qui s'y ajoute, ma petite mère: Dans cette même maison, un étage plus haut ou plus bas, il y a un appartement très luxueux, et l'homme riche qui y habite a rêvé aussi de chaussures cette nuit-là, supposons. C'est-à-dire que ce ne sont pas les mêmes chaussures. Les siennes sont d'une coupe différente, plus élégantes en quelque sorte. Toujours est-il que ce ne sont que des chaussures; et c'est là le sens de mon allégorie, ma petite mère: nous sommes tous plus ou moins cordonniers à certains égards. Tout cela ne serait rien encore. Car le mal vient uniquement de ce qu'il ne se trouve personne, à côté de ce riche personnage, pour lui souffler discrètement à l'oreille: «Allons, voyons, n'as-tu donc pas honte de ne penser qu'à ces choses, de n'être préoccupé que de toi-même et de vivre pour toi seul? Tu n'es pas un cordonnier, tes enfants sont en bonne santé, et ta femme n'a pas faim. Regarde autour de toi, et peut-être découvriras-tu ainsi un objet plus digne de tes soucis et plus noble que des chaussures!» Voilà ce que je voulais vous dire, ma petite mère, de façon allégorique. Il se peut que je fasse preuve en ce moment d'une trop grande indépendance d'esprit, ma chère amie. Mais c'est une pensée qui me vient parfois, qui m'assaille de temps à autre; c'est involontairement que m'échappent alors du cœur des paroles violentes. C'est pourquoi j'avais tort de me déprécier, de me ravaler moi-même, impressionné que j'étais par le vacarme et les grondements de la ville! Je vais conclure: Vous croirez peut-être, ma petite mère, que je me calomnie, que j'invente des histoires, que je m'abandonne à la mélancolie, ou que j'ai copié tout ça dans un livre? Eh bien! détrompez-vous, ma petite mère! Non: je ne m'abaisse pas à la calomnie, je n'invente pas, je ne broie pas du noir et je n'ai rien copié dans les livres – voilà ce que c'est!

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