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– Elle m’intéresse extrêmement, me dit tout bas M. Astley en montant à côté de moi.

– Elle connaît l’histoire des télégrammes, lui répondis-je. Elle connaît aussi de Grillet, mais très peu mademoiselle Blanche.

Méchant homme que je suis! Une fois mon premier étonnement passé, j’étais tout au plaisir du coup de foudre que nous allions ménager au général. J’étais aiguillonné, et j’allais en avant, tout joyeux.

La famille du général occupait un appartement au troisième étage. Je ne fis prévenir personne, je ne frappai même pas aux portes; j’ouvris brusquement, et la babouschka fut introduite comme en triomphe. Le hasard fit bien les choses. Ils étaient tous réunis dans le cabinet du général. Il était midi; on se disposait pour une partie de plaisir. Les uns devaient aller en voiture, les autres à cheval. Tout le monde était là; sans compter Paulina, les enfants et leurs bonnes et le général lui-même, il y avait de Grillet, mademoiselle Blanche en amazone, sa mère, madame veuve de Comminges, le petit prince et un savant, un Allemand que je voyais ce jour-là pour la première fois.

On déposa le fauteuil de la babouschka juste au milieu du cabinet, à trois pas de son neveu. Dieu! je n’oublierai jamais cette scène! Le général était en train de faire un récit que de Grillet rectifiait. Depuis deux ou trois jours, j’avais remarqué que mademoiselle Blanche et de Grillet faisaient la cour au petit prince à la barbe du pauvre vieux. Tout le monde était de bonne humeur, – factice pourtant.

À la vue de la babouschka, le général resta comme foudroyé, et, la bouche bée, s’arrêta au milieu d’un mot les yeux agrandis, comme fasciné. La babouschka restait aussi silencieuse, immobile. Mais quel regard! quel regard triomphant, provocant et railleur! Ils se regardèrent ainsi durant à peu près dix secondes. Ce silence était extraordinaire. De Grillet laissa voir le premier un trouble singulier. Mademoiselle Blanche levait les sourcils, ouvrait la bouche et contemplait la babouschka d’un air effarouché. Le prince et le savant, très surpris, considéraient ce tableau. Les yeux de Paulina exprimèrent d’abord un profond étonnement; tout à coup elle devint pâle comme un linge. Une minute après, le sang afflua à son visage et empourpra ses joues, puis elle pâlit encore.

Oui, c’était une catastrophe pour tous.

M. Astley se tenait à l’écart, tranquille, impassible comme toujours.

– Eh bien! me voici, au lieu du télégramme, dit enfin la babouschka. Quoi? Vous ne m’attendiez pas?

– Antonida Vassilievna… chère tante… mais comment donc?… murmura le pauvre général.

Si la babouschka avait plus longtemps gardé le silence, le malheureux homme serait certainement tombé frappé d’apoplexie.

– Comment? Eh! j’ai pris le train. Pourquoi donc sont faits les chemins de fer? Vous me croyiez tous déjà morte? Vous croyiez déjà palper l’héritage! Je sais tous les télégrammes que tu as envoyés. Que d’argent ils ont dû te coûter! Eh bien, j’ai pris mes jambes à mon cou et me voici… C’est le Français, M. de Grillet, je crois?

– Oui, madame, dit aussitôt de Grillet. Et croyez bien… je suis si enchanté… Votre santé… c’est un miracle!… Vous voir ici… une surprise charmante!…

– Oui, oui, charmante. Je te connais, comédien! Mais je ne fais pas plus cas de tes paroles que… – Elle fit claquer avec le pouce l’ongle de son petit doigt. – Et ça, qui est-ce? demanda-t-elle en désignant de la main mademoiselle Blanche.

Cette jeune et élégante amazone avec sa cravache intriguait visiblement la babouschka.

– Est-elle d’ici?

– C’est mademoiselle Blanche de Comminges, et voici sa mère, madame de Comminges. Elles habitent ici, lui répondis-je.

– Elle est mariée, la demoiselle? demanda-t-elle sans autre cérémonie.

– Mademoiselle de Comminges est une jeune fille, répondis-je le plus humblement possible et à demi-voix.

– Elle est gaie?

Je fis semblant de n’avoir pas compris la question.

– On ne doit pas s’ennuyer avec elle… Sait-elle le russe? De Grillet, lui, sait un peu notre langue…

Je lui expliquai que mademoiselle de Comminges n’était venue qu’une fois en Russie.

– Bonjour, fit soudainement la babouschka, adressant la parole à mademoiselle Blanche.

– Bonjour, madame, dit mademoiselle Blanche en faisant une gracieuse révérence. Elle affectait la plus extrême politesse, sans pouvoir dissimuler l’étonnement, presque l’effroi, que lui avait causé une interpellation aussi imprévue.

– Oh! elle baisse les yeux et fait la grimace! On devine vite quel oiseau c’est là! Quelque actrice… J’ai pris mon appartement dans ton hôtel, continua-t-elle en s’adressant au général. Je suis ta voisine. Cela te va-t-il?

– Oh! ma tante! Croyez à la sincérité de mon dévouement… de ma satisfaction…

Le général commençait à reprendre ses esprits. Il savait, à l’occasion, affecter une certaine solennité qui ne manquait pas son effet.

– Nous étions si inquiets au sujet de votre santé… Nous recevions des télégrammes si désespérés! Mais vous voici…

– Mensonges! mensonges! interrompit brusquement la babouschka.

– Mais comment avez-vous pu?… se hâta de reprendre le général en faisant comme s’il n’avait pas entendu ce catégorique «mensonges!» – comment avez-vous pu vous décider à entreprendre un tel voyage? Convenez qu’à votre âge, dans l’état de votre santé… Certes, il y a lieu de s’étonner, et notre stupéfaction est pardonnable. Mais que me voilà content!… et nous sommes tous contents, et nous nous efforcerons de vous rendre la saison agréable…

– Bon, bon! assez! Tout ce bavardage est inutile. Je n’ai pas besoin de vous tous pour avoir une «saison agréable». Pourtant je ne vous fuis pas, j’oublie le mal… Bonjour, Praskovia! Et toi, que fais-tu ici?

– Bonjour, babouschka, dit Paulina en s’avançant. Y a-t-il longtemps que vous êtes partie?

– Voici la première question raisonnable qui m’ait été adressée, entendez-vous, vous autres? Ha! ha! ha! Vois-tu, je m’ennuyais. Rester couchée, être soignée, attendre la guérison, non, j’en avais assez. J’ai mis tout mon monde à la porte, et j’ai appelé le sacristain de l’église de Saint-Nicolas. Il avait guéri du même mal dont je souffre une certaine dame avec une liqueur extraite du foin. Et il m’a guérie, moi aussi. Le troisième jour, après une transpiration abondante, je me suis levée. Mes médecins allemands se sont de nouveau réunis, ont mis leurs lunettes et ont commencé de longues consultations: «Maintenant, me dirent-ils, allez aux eaux, et vous serez tout à fait guérie.» Pourquoi pas? pensai-je. En un jour je fus prête, et c’est la semaine dernière que je me suis mise en route avec Potapitch et Fédor, mon laquais, dont je me suis défaite à Berlin, car il m’était inutile. En effet, je prenais toujours un wagon à part, et quant à des porteurs, on en a partout pour vingt kopecks. – Hé! hé! quel bel appartement! Avec quoi payes-tu ça, mon petit père? Toute ta fortune est engagée, je le sais. Rien qu’au petit Français, combien dois-tu? Je sais tout, je sais tout.

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