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Oui, incontestablement oui.

Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la punition.

Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le bon docteur Larrey.

Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?

C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble, de concourir au prix Montyon.

Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la description.

Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison, voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?

Écoutez, c'est elle qui parle:

«L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et sommeille. La nuit est le domaine des morts… Je veux m'allier à ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau; d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque… Non, je ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois!»

La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février 1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa main amaigrie à la porte du tombeau.

Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.

Enfin la rigueur des hommes se lassa.

Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur d'une autre cellule.

Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:

«Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?

» Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir. C'est de la vérité locale.

» Voici le mobilier:

» À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est fort laid, mais c'est chaud.

» En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode, et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale liserée de gris.

» Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.

» Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.

» J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et petite chapelle de mes souvenirs.

» Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon grand-père.

» Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.

» Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus rien… J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur!»

Les Heures de Prison sont les battements du coeur de la prisonnière pendant ces neuf années.

Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront sur sa tombe.

D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard de soixante-quinze ans.

Écoutons-le.

«Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison.

» Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée.

» Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille.

» Il n'était plus temps!

» Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.

» Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président: j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre.

» Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la liberté.

» Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.

» L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien.»

Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au prêtre qui a fermé les yeux de la mourante.

Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui l'entourait.

«Monsieur,

» Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous. L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier, depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible événement que je suis forcé de vous annoncer.

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