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J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne pouvais accepter.

C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre qui m'était faite.

La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter, quand j'objectai un dernier scrupule.

Je privais l'officier payeur de son lit.

Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.

Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.

Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de sangle, en priant que l'on me transmît son offre.

Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une indiscrétion.

Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.

La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.

J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement. C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de propreté aristocratique.

Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises blanches et de couleur.

Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.

Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.

Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.

Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.

Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_.

Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:

_Donné par mon excellente amie la marquise de…_

Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon à le rendre illisible.

Étrange chose!

Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.

Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.

Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans, accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux d'une prison.

La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.

Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.

Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée? quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce qu'il m'était impossible de préciser.

Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.

Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et confondant tous les objets.

Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, pareils à des ombres voilées.

La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.

Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus lumineux que ma veille.

Je me trompais.

Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte, et qui m'appelait.

Je reconnus sa voix.

J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait, la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant, peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant, dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas, si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque d'être indiscret, j'étais résolu à interroger.

Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._

Cette fois, il était évident qu'il me fuyait.

Quelle raison avait-il de me fuir?

C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme, au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et je tâchai d'oublier.

Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent, sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause de ma préoccupation.

Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour de sa chambre.

Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement pour toujours, au camp de Smendou.

Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que nous, de nous offrir de descendre.

Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages.

Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de moi d'un air mystérieux.

Je le regardai d'un air étonné.

– Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a prêté sa chambre?

– Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand plaisir de me l'apprendre.

– Eh bien, il se nomme M. Collard.

– Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là plus tôt?

– Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous serions à une lieue de Smendou.

– Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de devant les yeux.-Ah! oui, Collard.

Ce nom m'expliquait tout.

Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison, cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était Marie Capelle, c'était madame Lafarge.

Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais, aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie Capelle.

De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté expliquait tout.

Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années?

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