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Leur père donna à chacun d'eux un beau cheval, noir comme le charbon pour celui à la mémoire impeccable, blanc comme neige pour le maître en sciences corporatives et broderie, puis ils se graissèrent les commissures des lèvres avec de l'huile de foie de morue pour rendre leur parole plus fluide.

Tous les domestiques étaient dans la cour pour les voir monter à cheval quand soudain arriva le troisième frère-ils étaient trois, mais le troisième ne comptait absolument pas, il n'était pas instruit comme les autres, on l'appelait Hans le Balourd.

– Où allez-vous ainsi en grande tenue? demanda-t-il.

– À la cour, gagner la main de la princesse par notre conversation. Tu n'as pas entendu ce que le tambour proclame dans tout le pays?

Et ils le mirent au courant.

– Parbleu! il faut que j'en sois! fit Hans le Balourd.

Ses frères se moquèrent de lui et partirent.

– Père, donne-moi aussi un cheval, cria Hans le Balourd, j'ai une terrible envie de me marier. Si la princesse me prend, c'est bien, et si elle ne me prend pas, je la prendrai quand même.

– Bêtises, fit le père, je ne te donnerai pas de cheval, tu ne sais rien dire, tes frères, eux, sont gens d'importance.

– Si tu ne veux pas me donner de cheval, répliqua Hans le Balourd, je monterai mon bouc, il est à moi et il peut bien me porter.

Et il se mit à califourchon sur le bouc, l'éperonna de ses talons et prit la route à toute allure. Ah! comme il filait!

– J'arrive, criait-il.

Et il chantait d'une voix claironnante.

Les frères avançaient tranquillement sur la route sans mot dire, ils pensaient aux bonnes réparties qu'ils allaient lancer, il fallait que ce soit longuement médité.

– Holà! holà! criait Hans, me voilà! Regardez ce que j'ai trouvé sur la route.

Et il leur montra une corneille morte qu'il avait ramassée.

– Balourd! qu'est-ce que tu vas faire de ça?

– Je l'offrirai à la fille du roi.

– C'est parfait! dirent les frères.

Et ils continuèrent leur route en riant.

– Holà! holà! voyez ce que j'ai trouvé maintenant! Ce n'est pas tous les jours qu'on trouve ça sur la route.

Les frères tournèrent encore une fois la tête.

– Balourd! c'est un vieux sabot dont le dessus est parti. Est-ce aussi pour la fille du roi?

– Bien sûr! dit Hans.

Et les frères de rire et de prendre une grande avance.

– Holà! holà! ça devient de plus en plus beau! Holà! c'est merveilleux!

– Qu'est-ce que tu as encore trouvé?

– Oh! elle va être joliment contente, la fille du roi!

– Pfuu! mais ce n'est que de la boue qui vient de jaillir du fossé!

– Oui, oui, c'est ça, et de la plus belle espèce, on ne peut même pas la tenir dans la main.

Là-dessus il en remplit sa poche.

Les frères chevauchèrent à bride abattue et arrivèrent avec une heure d'avance aux portes de la ville. Là, les prétendants recevaient l'un après l'autre un numéro et on les mettait en rang six par six, si serrés qu'ils ne pouvaient remuer les bras et c'était fort bien ainsi, car sans cela ils se seraient peut-être battus rien que parce que l'un était devant l'autre.

Tous les autres habitants du pays se tenaient autour du château, juste devant les fenêtres pour voir la fille du roi recevoir les prétendants. À mesure que l'un d'eux entrait dans la salle, il ne savait plus que dire.

– Bon à rien, disait la fille du roi, sortez!

Vint le tour du frère qui savait le lexique par coeur, mais il l'avait complètement oublié pendant qu'il faisait la queue. Le parquet craquait et le plafond était tout en glace, de sorte qu'il se voyait à l'envers marchant sur la tête. À chaque fenêtre se tenaient trois secrétaires-journalistes et un maître juré (surveillant) qui inscrivaient tout ce qui se disait afin que cela paraisse aussitôt dans le journal que l'on vendait au coin pour deux sous. C'était affreux. De plus, on avait chargé le poêle au point qu'il était tout rouge.

– Quelle chaleur! disait le premier des frères.

– C'est parce qu'aujourd'hui mon père rôtit des poulets, dit la fille du roi.

Euh! le voilà pris, il ne s'attendait pas à ça. Il aurait voulu répondre quelque chose de drôle et ne trouvait rien. Euh!…

– Bon à rien. Sortez!

L'autre frère entra.

– Il fait terriblement chaud ici, commença-t-il…

– Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui.

– Comment? Quoi? Quoi? dit-il.

Et tous les journalistes écrivaient: «Comment? quoi? quoi?»

– Bon à rien! Sortez!

Vint le tour de Hans le Balourd. Il entra sur son bouc jusqu'au milieu de la salle.

– Quelle fournaise! dit-il.

– Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui.

– Quelle chance! fit Hans le Balourd, alors je pourrai sans doute me faire rôtir une corneille.

– Mais bien sûr dit la princesse, mais as-tu quelque chose pour la faire rôtir, car moi je n'ai ni pot ni poêle.

– Et moi j'en ai, dit Hans, voilà une casserole cerclée d'étain.

Et il sortit le vieux sabot et posa la corneille au milieu.

– Voilà tout un repas, dit la fille du roi, mais où prendrons-nous la sauce?

– Dans ma poche, dit Hans le Balourd. J'en ai tant que je veux!

Et il fit couler un peu de boue de sa poche.

– Ça, ça me plaît! dit la fille du roi. Toi, tu as réponse à tout et tu sais parler et je te veux pour époux. Mais sais-tu que chaque mot que nous avons dit paraîtra demain matin dans le journal? À chaque fenêtre se tiennent trois secrétaires-journalistes et un vieux maître juré (surveillant) et ce vieux-là est pire encore que les autres car il ne comprend rien de rien.

Elle disait cela pour lui faire peur. Tous les secrétaires-journalistes, par protestation, firent des taches d'encre sur le parquet.

– Voilà du beau monde! dit Hans le Balourd. Je vois qu'il faut que je m'en mêle et que je donne à leur patron tout ce que j'ai de mieux.

Il retourna sa poche et lança au maître juré le reste de la boue en pleine figure.

– Ça, c'est du beau travail! dit la princesse, je n'en aurais pas fait autant… Mais j'apprendrai à mon tour à les traiter comme ils le méritent.

C'est ainsi que Hans le Balourd devint roi, il eut une femme et une couronne et s'assit sur un trône et c'est le journal qui nous en informa… mais peut-on vraiment se fier aux journaux?

L'heureuse famille

La plus grande feuille dans ce pays est certainement la feuille de bardane. Si on la tient devant son petit estomac, on croit avoir un véritable tablier et si, les jours de pluie, on la pose sur sa tête, elle vaut presque un parapluie, tant elle est immense. Jamais une bardane ne pousse isolée; où il y en a une, il y en a beaucoup d'autres et c'est une nourriture véritablement délicieuse pour les escargots. Je parle des grands escargots blancs que les gens distingués faisaient autrefois préparer en fricassée. Il y avait un vieux château où l'on ne mangeait plus d'escargots, ils avaient presque disparu, mais la bardane, elle, était plus vivace que jamais, elle envahissait les allées et les plates-bandes; on ne pouvait en venir à bout, c'était une vraie forêt. De-ci, de-là s'élevait un prunier ou un pommier, sans lesquels on n'aurait jamais cru que ceci avait été un jardin. Tout était bardane… et là-dedans vivaient les deux derniers et très vieux escargots. Ils ne savaient pas eux-mêmes quel âge ils pouvaient avoir, mais ils se souvenaient qu'ils avaient été très nombreux, qu'ils étaient d'une espèce venue de l'étranger, et que c'est pour eux que toute la forêt avait été plantée. Ils n'en étaient jamais sortis, mais ils savaient qu'il y avait dans le monde quelque chose qui s'appelait «le château», où l'on était apporté pour être cuit, ce qui avait pour effet de vous faire devenir tout noir, puis on était posé sur un plat d'argent, sans que l'on puisse savoir ce qui arrivait par la suite. Être cuit, devenir tout noir et couché sur un plat d'argent, ils ne s'imaginaient pas ce que cela pouvait être, mais ce devait être très agréable et supérieurement distingué. Ni la taupe, ni le crapaud, ni le ver de terre interrogés, ne pouvaient donner là-dessus le moindre renseignement, aucun d'eux n'avait été cuit. Les vieux escargots blancs savaient qu'ils étaient les plus nobles de tous, la forêt existait à leur usage unique et le château était là afin qu'ils puissent être cuits et mis sur un plat d'argent. Ils vivaient très solitaires, mais heureux et comme ils n'avaient pas d'enfants, ils avaient recueilli un petit colimaçon tout ordinaire, qu'ils élevaient comme s'il était leur propre fils. Le petit ne grandissait guère parce qu'il était d'une espèce très vulgaire. Un jour, une forte pluie tomba.

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