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Il fit quelques pas, à sa manière d'animal rampant, et se trouva sur la route. Des gens vivaient là; il y avait des jardins fleuris et des potagers. Il se reposa devant un carré de choux.

– Quelle variété de créatures que je n'ai jamais vues! Comme le monde est grand et beau. Mais il faut le parcourir et ne pas rester à la même place. Et il sauta dans le carré de choux.

– Que c'est beau!

– Je le sais bien, dit une chenille verte couchée sur une feuille de chou. Ma feuille est la plus large de toutes, elle cache la moitié de l'univers, mais je me passe fort bien de cette moitié-là.

Des poules arrivaient et couraient dans le potager. La première avait bonne vue. Apercevant la chenille sur la feuille, elle lui donna un coup de bec. La chenille tomba à terre où elle se tortillait. La poule l'examina de côté, d'abord d'un oeil puis de l'autre, car elle ne savait ce que signifiaient ces contorsions.

«Il n'arrivera à rien de bon», se dit la poule en se préparant à lui donner un autre coup de bec.

Le petit crapaud en fut si effrayé qu'il rampa droit devant elle.

«Ah! il est accompagné, se dit la poule. Quelle horrible créature rampante!»

Et elle s'en alla disant:

– Ces petites bouchées vertes ne m'intéressent pas, cela ne fait que vous chatouiller dans la gorge.

Les autres poules furent du même avis et toutes s'en allèrent.

– M'en voilà débarrassée, dit la chenille. Heureusement, j'ai de la présence d'esprit. Mais comment vais-je remonter sur ma feuille. Où est-elle?

Le petit crapaud s'approcha d'elle pour lui exprimer sa sympathie et lui dire qu'il était tout heureux d'avoir chassé la poule par sa laideur.

– Que voulez-vous dire? demanda la chenille. Je m'en suis débarrassée moi-même en me tortillant. Vous êtes vraiment affreux à regarder. Et, en tout cas, j'ai le droit de rester à ma place. Je sens déjà l'odeur du chou, voici ma feuille. Rien n'est plus beau que ce qui vous appartient. Mais il faut que je monte plus haut.

– Oui, plus haut, dit le crapaud. Elle a les mêmes sentiments que moi, mais elle n'est pas de bonne humeur aujourd'hui, ce doit être le choc. Nous souhaitons tous monter plus haut.

Le père cigogne était debout dans son nid sur le toit du paysan et claquait du bec, la mère cigogne également.

– Comme ils habitent haut, pensa le crapaud. Pourrait-on monter si haut?

Deux jeunes étudiants vivaient à la ferme, l'un était un poète et l'autre un naturaliste. L'un chantait dans ses écrits toutes les créations de Dieu qui se reflétaient dans son coeur, l'autre s'emparait du fait lui-même et l'examinait comme une vaste opération mathématique; il soustrayait, multipliait, désirant connaître à fond les problèmes et en parler avec sa raison et son enthousiasme. Tous deux étaient d'un bon naturel et très gais.

– Regarde! voilà un beau spécimen de crapaud, là-bas, disait le naturaliste. Je veux le mettre dans l'alcool.

– Oh! mais tu en as déjà deux, répliquait le poète. Laisse-le jouir de la vie.

– Mais il est si joliment laid, dit l'autre.

– Évidemment, si nous pouvions trouver la pierre philosophale dans sa tête, je vous aiderais volontiers à le disséquer.

– La pierre philosophale, répliqua son ami, tu t'y connais donc en histoire naturelle?

– Mais ne trouves-tu pas que c'est très beau cette croyance populaire qui veut que le crapaud, le plus laid des animaux, possède souvent dans sa tête le plus précieux des joyaux?

C'est tout ce qu'entendit le crapaud et il n'en avait compris que la moitié. Les deux amis s'éloignèrent et il échappa au bocal d'alcool.

«Eux aussi parlaient de pierre précieuse. Que je suis content de ne pas l'avoir, sans quoi quelque chose de très désagréable aurait pu m'arriver.»

Le jacassement du père cigogne se fit entendre sur le toit de la ferme. Il faisait une conférence à sa famille et lançait de mauvais regards aux deux jeunes gens.

– Les hommes sont les animaux les plus infatués d'eux-mêmes. Écoutez leurs jacassements précipités, et ils ne savent même pas les articuler convenablement. Ils sont si fiers de leur don de parole, de leur langage. Et quel étrange langage, à quelques jours de vol d'une cigogne ils ne se comprennent plus les uns les autres. Nous, au contraire, nous pouvons nous faire comprendre partout, même en Égypte. Et ils ne savent même pas voler. Pour voyager un peu vite, ils ont inventé ce qu'ils appellent le «chemin de fer» et souvent ils y sont blessés. J'ai des frissons le long du corps et mon bec commence à trembler quand j'y pense. Le monde pourrait très bien durer sans les hommes. Ils ne nous manqueraient certes pas, aussi longtemps que nous aurons des vers de terre et des grenouilles.

«Voilà un beau discours, pensa le petit crapaud. Quel grand homme et comme il siège haut! Et comme il nage bien», s'écria-t-il quand le père cigogne étendit ses ailes et s'élança dans les airs.

La mère cigogne se mit alors à parler à ses petits, dans le nid, du pays appelé Égypte, des eaux du Nil, et de tous les magnifiques marais que l'on trouve dans ce pays lointain. Tout ceci était nouveau pour le petit crapaud et l'intéressait vivement.

– Il faut que j'aille en Égypte, dit-il. Si seulement la cigogne ou l'un des petits voulait bien m'emmener, je lui ferai une politesse le jour de ses noces. N'importe comment, je trouverai moyen d'aller en Égypte. Que je suis heureux! Le désir que j'éprouve rend certainement plus heureux que la pierre précieuse dans la tête.

Et c'était justement lui, qui avait le joyau: l'éternel désir de s'élever plus haut, toujours plus haut, il rayonnait de joie et d'amour de la vie.

À ce moment, le père cigogne descendit en vol plané; il avait aperçu le crapaud dans l'herbe et il se saisit de lui sans aucune douceur. Il serrait le bec, ses grandes ailes battaient avec bruit, ce n'était pas du tout agréable, mais le petit crapaud savait qu'il montait très haut, vers l'Égypte, c'est pourquoi ses yeux brillaient et lançaient des étincelles.

– Couac! couac!

Mort était le petit crapaud. Et que devenaient les étincelles? Les rayons du soleil emportèrent le joyau qui était dans la tête du petit animal.

Les cygnes sauvages

Bien loin d'ici, là où s'envolent les hirondelles quand nous sommes en hiver, habitait un roi qui avait onze fils et une fille, Elisa. Les onze fils, quoique princes, allaient à l'école avec décorations sur la poitrine et sabre au côté; ils écrivaient sur des tableaux en or avec des crayons de diamant et apprenaient tout très facilement, soit par coeur soit par leur raison; on voyait tout de suite que c'étaient des princes. Leur soeur Elisa était assise sur un petit tabouret de cristal et avait un livre d'images qui avait coûté la moitié du royaume. Ah! ces enfants étaient très heureux, mais ça ne devait pas durer toujours.

Leur père, roi du pays, se remaria avec une méchante reine, très mal disposée à leur égard. Ils s'en rendirent compte dès le premier jour: tout le château était en fête; comme les enfants jouaient «à la visite», au lieu de leur donner, comme d'habitude, une abondance de gâteaux et de pommes au four, elle ne leur donna que du sable dans une tasse à thé en leur disant «de faire semblant».

La semaine suivante, elle envoya Elisa à la campagne chez quelque paysan et elle ne tarda guère à faire accroire au roi tant de mal sur les pauvres princes que Sa Majesté ne se souciait plus d'eux le moins du monde.

– Envolez-vous dans le monde et prenez soin de vous-même! dit la méchante reine, volez comme de grands oiseaux, mais muets.

Elle ne put cependant leur jeter un sort aussi affreux qu'elle l'aurait voulu: ils se transformèrent en onze superbes cygnes sauvages et, poussant un étrange cri, ils s'envolèrent par les fenêtres du château vers le parc et la forêt.

Ce fut le matin, de très bonne heure qu'ils passèrent au-dessus de l'endroit où leur soeur Elisa dormait dans la maison du paysan; ils planèrent au-dessus du toit, tournant leurs longs cous de tous côtés, battant des ailes, mais personne ne les vit ni ne les entendit, alors il leur fallut poursuivre très haut, près des nuages, loin dans le vaste monde. Ils atteignirent enfin une sombre forêt descendant jusqu'à la grève. La pauvre petite Elisa restait dans la salle du paysan à jouer avec une feuille verte-elle n'avait pas d'autre jouet-, elle s'amusait à piquer un trou dans la feuille et à regarder le soleil au travers, il lui semblait voir les yeux clairs de ses frères.

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