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– Vous essayez de nous tromper, Small! dit Athelney Jones sévèrement. Si vous aviez voulu jeter le trésor dans la Tamise, il vous aurait été plus facile d’y jeter tout le coffre.

– Plus facile pour moi de le jeter, mais plus facile pour vous de le repêcher, hein? rétorqua-t-il avec un regard rusé. L’homme qui était assez droit pour m’attraper l’aurait été suffisamment encore pour retirer du fond du fleuve un coffre en fer. Ce sera plus difficile maintenant, car ils sont éparpillés sur plus de huit kilomètres. Dame, j’ai eu le cœur brisé en les jetant! J’étais à moitié fou lorsque j’ai vu que vous alliez nous rejoindre. Mais il ne servait à rien de se lamenter. Dans ma vie, j’ai connu des hauts et des bas, et j’ai appris à ne pas pleurer devant les pots cassés.

– Vous avez fait là une chose très grave, Small! dit le détective. Si vous aviez aidé la justice au lieu de la contrarier ainsi, vous en auriez bénéficié au cours de votre jugement!

– La justice! gronda l’ancien bagnard. Une belle justice, oui! À qui appartient ce butin, si ce n’est pas à nous? Quelle justice est-ce donc qui demande que je l’abandonne à des gens qui n’y ont aucun droit? Moi, je l’avais gagné! Vingt longues années dans ces marécages dévastés par la fièvre, au travail tout le jour sous les palétuviers, enchaîné toute la nuit dans des baraques repoussantes de saleté, harcelé par les moustiques, secoué par les fièvres, malmené par tous ces gardes noirs trop heureux de s’en prendre au Blancs: voilà! Voilà comment j’ai conquis le trésor d’Agra. Et vous venez me parler de justice parce que je ne peux supporter l’idée d’avoir tant souffert à seule fin qu’un autre en profite? Mais j’aimerais mieux être pendu dix fois ou avoir dans la peau une des fléchettes de Tonga, plutôt que de vivre dans une cellule en sachant qu’un autre homme prend ses aises dans un palais grâce à une fortune qui m’appartient!»

Small s’était départi de son impassibilité. Laissant libre cours à ses sentiments, débitant son discours en un torrent de mots bousculés, il avait des yeux flamboyants; ses mains s’agitaient avec passion et les menottes s’entrechoquaient bruyamment. À voir cette fureur déchaînée, je compris que la terreur qui avait saisi le major Sholto à l’annonce de son évasion était fort bien fondée.

«Vous oubliez que nous ne savons rien de tout cela, dit Holmes tranquillement. Nous n’avons pas entendu votre histoire et ne pouvons juger si le bon droit était originellement de votre côté.

– Monsieur, vous m’avez traité avec humanité. Pourtant, c’est à vous que je suis redevable de ces bracelets… Allez, je ne vous en veux pas! C’est la règle du jeu… Je n’ai aucune raison de vous taire mon histoire si vous désirez la connaître. Ce que je vais vous dire est la vérité du Bon Dieu, je vous l’affirme. Oui, merci, posez le verre à côté de moi; j’aurai peut-être la gorge sèche.

«Je suis né; près de Pershore, dans le Worcestershire. Si vous allez y voir, vous trouverez un tas de Small par là-bas. J’ai souvent eu l’idée d’aller faire un tour dans la région; mais, comme à la vérité je n’ai jamais été un motif d’orgueil pour ma famille, je me demande si l’on aurait été très heureux de me revoir! Ce sont tous des petits fermiers bien établis, allant à l’église, bien connus, bien respectés dans les environs. Moi, en revanche, j’ai toujours été un peu tête-brûlée. Enfin, vers l’âge de dix-huit ans, je ne leur ai plus causé d’ennuis. Mêlé à une violente bagarre au sujet d’une fille, je ne pus m’en sortir qu’en m’engageant dans le Troisième des Buffs, qui était sur le point de partir pour les Indes.

«Cependant, je n’étais pas destiné à demeurer longtemps militaire. J’avais juste fini d’apprendre le pas de l’oie et le maniement de mon mousqueton, lorsque je fus assez fou pour prendre un bain dans le Gange. Heureusement pour moi, John Holder, le sergent de la Compagnie, était dans l’eau au même moment, et c’était l’un des meilleurs nageurs de l’armée. J’étais à mi-chemin de l’autre rive lorsqu’un crocodile m’attrapa la jambe droite qu’il sectionna au-dessus du genou aussi proprement qu’un chirurgien. Je me suis évanoui sous le choc, avec l’hémorragie, et j’aurais coulé, si Holder ne m’avait rattrapé et ramené au rivage. Je suis resté cinq mois à l’hôpital. Lorsque enfin j’en suis sorti, boitant avec ce pilon de bois attaché à mon moignon, je me suis trouvé réformé et inapte à toute occupation active.

«Comme vous voyez, la malchance déjà ne m’épargnait pas. Je n’étais plus qu’un infirme inutile, et je n’avais pourtant pas encore vingt ans. Cependant mon infortune me valut bientôt un bienfait. Un type, Abel White, qui était venu pour des plantations d’indigo, cherchait un contremaître pour surveiller les indigènes et les faire travailler. C’était un ami de notre colonel, lequel s’intéressait à moi depuis mon accident. Abrégeons une longue histoire: le colonel appuya chaleureusement ma candidature, et, comme le travail se faisait la plupart du temps à cheval, mon infirmité n’entrait pas en ligne de compte; mon moignon était en effet assez long pour me permettre de rester bien en selle. Mon travail consistait à parcourir la plantation à cheval, à surveiller les hommes au travail, et à signaler les fainéants. Le salaire était convenable, mon logement confortable; dans l’ensemble, je n’aurais pas été mécontent de passer le reste de ma vie dans la plantation d’indigo. M. Abel White était un homme de cœur. Il venait souvent me rendre visite et fumer une pipe avec moi, car là-bas, les Blancs sont plus amicaux les uns envers les autres qu’on ne le sera jamais chez nous.

«Mais il était dit que je n’aurais jamais longtemps la chance pour moi. Soudain, sans signe précurseur, la grande révolte éclata. Le mois précédent, l’Inde était aussi tranquille et paisible en apparence que le Surrey ou le Kent. Trente jours plus tard, le pays était un véritable enfer livré à deux cent mille diables noirs. Évidemment, vous connaissez la question, messieurs; mieux que moi, probablement, car la lecture n’est pas mon fort! Je sais seulement ce que j’ai vu de mes propres yeux. Notre plantation était située à Muttra, au bord des provinces du Nord-Ouest. Nuit après nuit, le ciel s’embrasait à la lueur des bungalows en flammes. Jour après jour, de petites caravanes d’Européens passaient à travers notre propriété avec femmes et enfants, en route pour Agra où se trouvaient les troupes les plus proches. Abel White était un homme têtu. Il s’était mis dans la tête que les proportions de la révolte avaient été exagérées, et que celle-ci s’éteindrait aussi soudainement qu’elle s’était déclenchée. Assis dans sa véranda, il sirotait tranquillement son whisky, fumait ses cigares, tandis que le pays flambait autour de lui. Dawson et moi, nous sommes restés avec lui bien sûr! Dawson et sa femme s’occupaient de l’économat et tenaient les livres. Et puis, un beau jour, vint la catastrophe. J’avais été inspecter une plantation assez lointaine; en revenant lentement dans la soirée, mes yeux tombèrent sur une sorte de paquet qui gisait au fond d’un fossé. Je m’approchai pour voir ce que c’était. Je devins glacé jusqu’aux os en reconnaissant la femme de Dawson, complètement lacérée, et à moitié dévorée par les chacals et les chiens sauvages. Un peu plus loin sur la route, je trouvai Dawson lui-même, étalé le visage dans la poussière, un revolver vide dans la main. Devant lui il y avait quatre corps de cipayes les uns sur les autres. Je tirai sur mes brides, ne sachant plus de quel côté me diriger, lorsque je vis une épaisse fumée s’élever du bungalow d’Abel White; les flammes commençaient même à passer à travers le toit. Je sus alors que je ne pouvais plus être d’aucune aide à mon patron, et que je perdrais ma vie à me mêler de l’histoire. D’où je me tenais, je pouvais voir des centaines de ces démons noirs portant encore leur manteau rouge sur le dos qui dansaient et hurlaient autour de la maison en flammes. Quelques-uns me montrèrent du doigt et deux balles sifflèrent à mes oreilles. Je partis à travers les rizières et tard dans la nuit j’arrivai en sécurité à l’intérieur d’Agra.

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