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«N’allez pas imaginer, dit Holmes que mon succès dépend du pur hasard qui a voulu que l’un de ces individus posât le pied dans la créosote. J’en sais assez maintenant pour retrouver leurs traces de plusieurs façons. Celle-ci est la plus facile, et j’aurais tort de la négliger puisque la chance l’a mise entre nos mains. Toutefois, elle prive l’affaire d’un savant petit problème intellectuel qu’elle promettait tout à l’heure de me poser. J’avoue que sans cette indication vraiment trop évidente, il y aurait eu du mérite à percer l’énigme!

– Mais là où il y a du mérite, et à revendre, c’est dans la manière dont vous conduisez cette affaire! dis-je. Je vous assure que je suis encore plus émerveillé que lors du meurtre de Jefferson Hope. Cette affaire me semble encore plus profonde et inexplicable. Comment, par exemple, avez-vous pu décrire avec une telle assurance l’homme à la jambe de bois?

– Peuh! c’est la simplicité même, mon cher ami! Je ne cherche pas à faire du théâtre, moi! Tout est patent, tout est dans les faits. Deux officiers qui commandent un pénitencier apprennent un secret important à propos d’un trésor caché. Une carte est tracée à leur intention par un Anglais du nom de Jonathan Small. Souvenez-vous que nous avons vu ce nom sur le plan qui se trouvait dans les affaires du capitaine Morstan. Jonathan Small l’a signée en son nom et au nom de ses associés: «Le Signe des Quatre», telle était la désignation quelque peu dramatique qu’il avait choisie. À l’aide de ce plan, les officiers – ou peut-être l’un d’eux seulement – s’emparent du trésor et le ramènent en Angleterre, mais sans remplir, supposons-le, certaines obligations en échange desquelles le plan leur avait été remis. Et maintenant, pourquoi Jonathan Small ne s’est-il pas emparé lui-même du trésor? La réponse est évidente. Le plan est daté d’une époque où Morstan se trouvait en contact avec des forçats. Jonathan Small n’a pas pris le trésor parce que ni lui ni ses associés, tous forçats, ne pouvaient se rendre à la cachette pour le récupérer.

– Mais c’est une simple hypothèse!

– C’est la seule qui jusqu’ici cadre avec les faits. C’est donc plus qu’une hypothèse. Voyons si elle continue de cadrer avec la suite. Pendant quelques années, le major Sholto vit dans la paix et le bonheur que lui apporte la possession du trésor. Puis il reçoit une lettre des Indes qui lui cause une grande frayeur. Que pouvait-elle contenir? Elle disait que les hommes qu’il avait trahis avaient été relâchés?

«Ou qu’ils s’étaient évadés! Et cette éventualité est la plus probable, car il connaissait la durée de leur peine, et si celle-ci était arrivée à terme, il n’en aurait pas été surpris. Que fait-il au contraire? Il cherche à se protéger. Il craint par-dessus tout un homme à la jambe de bois: un homme blanc, notez-le, puisque il va jusqu’à tirer par erreur sur un commis voyageur anglais!… Bien. Sur le plan, il n’y a qu’un nom; les autres sont hindous ou mahométans. C’est pourquoi nous pouvons affirmer avec confiance que l’homme à la jambe de bois et Jonathan Small sont la même personne. Le raisonnement vous paraît-il avoir quelque défaut?

– Non: il est clair et précis.

– Bon. Maintenant, mettons-nous à la place de Jonathan Small. Voyons les choses de son point de vue. Il vient en Angleterre avec eux buts: reprendre ce qu’il considère comme son bien, et se venger de l’homme qui l’a trahi. Il découvre où s’est établi Sholto et il est fort possible qu’il ait lié connaissance avec quelqu’un dans la maison. Il y a par exemple ce Lal Rao, le maître d’hôtel. Mme Berstone m’en a fait une description qui n’est guère élogieuse. Cependant, Small ne peut découvrir où le trésor est caché, car personne ne le sait: personne sauf le major et un fidèle serviteur mort depuis. Small apprend soudain que Sholto est sur son lit de mort. Pris de panique à l’idée que le secret du trésor pourrait être enseveli avec lui, il échappe à la surveillance des serviteurs et parvient jusqu’à la fenêtre derrière laquelle le major agonise; seule la présence des deux fils l’empêche d’entrer. Sa haine contre le mort le rend fou; il pénètre dans la chambre pendant la nuit et il fouille les papiers secrets dans l’espoir de découvrir quelque document ayant trait au trésor. Finalement, il laisse un souvenir de sa visite au moyen des mots inscrits sur la carte. Il avait sans doute prévu que, s’il lui advenait de tuer le major, il laisserait ce genre de marque pour indiquer qu’il ne s’agissait pas d’un meurtre banal, mais d’un acte de justice, du moins du point de vue des quatre associés. Des idées aussi étranges et baroques sont assez communes dans les annales du crime; elles offrent généralement d’utiles indications quant à la personnalité du criminel. Me suivez-vous bien?

– Très bien.

– Maintenant, que pouvait faire Jonathan Small? Rien d’autre que d’observer discrètement les efforts entrepris pour trouver le trésor. Peut-être quitta-t-il l’Angleterre pour n’y revenir que de temps en temps. Mais survient la découverte du grenier; il en est immédiatement informé. À nouveau, nous constatons la présence d’un allié dans la place. Jonathan est incapable, avec sa jambe de bois, d’atteindre la chambre si haut perchée de Bartholomew. Alors, il emmène un complice assez mystérieux qui escalade bien mais trempe son pied nu dans la créosote! D’où Toby, et pour un officier en demi-solde avec un tendon d’Achille endommagé, une claudication sur dix kilomètres.

– Mais c’est le complice, et non Jonathan qui a commis le crime!

– C’est exact. Et Jonathan en fut plutôt furieux, si j’en juge par la façon dont il arpenta la pièce quand il y fut parvenu. Il n’avait ni haine ni rancune contre Bartholomew Sholto; il aurait préféré simplement le bâillonner et le ligoter. Il ne tenait pas du tout, cet homme, à se mettre la corde au cou! Mais il n’avait pu empêcher les instincts sauvages de son complice de se donner libre cours; le poison avait fait son œuvre. Jonathan laissa donc sa signature, fit descendre le trésor jusqu’au sol et prit le même chemin. Tel a été l’enchaînement des événements pour autant que j’aie pu les déchiffrer. Quant à son allure personnelle, il doit être évidemment d’un certain âge et fort bruni puisqu’il a purgé sa peine dans un four tel que les Andaman. Sa taille, je l’ai aisément calculée d’après la longueur de ses enjambées; et nous savons qu’il portait la barbe. Son système pileux fut la seule chose qui impressionna Thaddeus Sholto quand il le vit à la fenêtre. À part cela…

– Le complice?

– Eh bien, il n’y a pas grand mystère à cela! Mais bientôt vous saurez tout… Comme l’air du matin est doux! Regardez ce petit nuage: il flotte comme une plume rose détachée de quelque gigantesque flamant. Maintenant, le bord rouge du disque solaire se hisse au-dessus de la couche de nuages qui surplombe Londres. Ce soleil brille pour un bon nombre de gens, mais aucun, je parie, n’accomplit une mission plus étrange que la nôtre! Comme nous nous sentons petits, avec nos ambitions aussi mesquines que nos efforts, en présence des grandes forces élémentaires de la nature! Êtes-vous bien avancé dans votre Jean-Paul?

– Assez. Je suis revenu à lui à travers Carlyle.

– C’est remonter le ruisseau jusqu’à la source. Il fait une remarque curieuse mais profonde: à savoir que la première preuve de la grandeur de l’homme réside dans la perception de sa propre petitesse. Cela implique, voyez-vous, un pouvoir de comparaison et d’appréciation qui sont, en eux-mêmes, une preuve de noblesse. Richter donne beaucoup à penser! Vous n’avez pas de revolver, n’est-ce pas?

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