– La grille est trop petite, répondit-il. J’y avais déjà pensé…
– Alors, qui? par où?
– Vous ne voulez donc pas appliquer mes principes?… Combien de fois vous ai-je dit que, une fois éliminées toutes les impossibilités, l’hypothèse restante, aussi improbable qu’elle soit, doit être la bonne! Nous savons qu’il n’est venu ni par la porte, ni par la fenêtre, ni par la cheminée. Nous avons aussi qu’il n’était pas dissimulé dans la pièce, puisque celle-ci n’offre aucune cachette. D’où, alors, peut-il être venu?
– Par un trou dans le toit? m’écriai-je.
– Bien sûr! Il faut que ce soit par-là. Si vous aviez l’amabilité de me tenir cette lampe, nous pousserions nos recherches jusqu’à ce grenier secret où le trésor a été découvert.»
Il gravit l’escabeau et, après avoir pris appui de ses mains sur deux poutres, il se hissa dans le grenier. Là, s’aplatissant sur le ventre, il me débarrassa de la lampe pour que je puisse le suivre.
La pièce avait à peu près 3, 50 mètres de long sur 2 mètres de large. Le plancher était formé par des poutres, et il fallait sauter de l’une à l’autre, car il n’y avait entre elles que des lattes minces. Le toit remontant en angle était évidemment la partie intérieure du vrai toit de la maison. La pièce était absolument vide. La poussière des ans reposait en couche épaisse sur le sol.
«Et nous y voilà! dit Sherlock Holmes, en mettant sa main sur le mur en pente. C’est une tabatière qui donne sur le toit. Je puis la pousser; le toit apparaît descendait en pente douce. Voici donc le chemin par lequel le Numéro Un est entré. Voyons si nous pouvons trouver d’autres marques qui l’identifieraient.»
Il approcha la lampe du plancher et, pour la seconde fois cette nuit-là, je vis son visage prendre une expression de surprise choquée. Suivant son regard, je sentis ma peau se hérisser sous mes vêtements. Car le plancher était couvert d’empreintes de pieds nus; elles étaient claires, parfaitement délimitées, mais leur taille ne dépassait pas la moitié de l’empreinte d’un pied normal.
«Holmes! murmurai-je. Un enfant aurait donc fait cette chose horrible?»
Il avait tout de suite retrouvé sa maîtrise de soi.
«J’ai été surpris sur le moment! dit-il. Pourtant il n’y a rien là que de très naturel. Ma mémoire a eu une défaillance, car j’aurais pu le prévoir. Nous n’avons plus rien à découvrir ici. Redescendons.
– Quelle est donc votre théorie concernant ces empreintes? interrogeai-je lorsque nous fûmes revenus dans la pièce du bas.
– Mon cher Watson, analysez donc un peu vous-même! dit-il avec un soupçon d’impatience dans la voix. Vous connaissez mes méthodes. Mettez-les en application. Il sera intéressant de comparer nos résultats.
– Je ne puis concevoir quoi que ce soit qui s’accorde avec les faits, répondis-je.
– Tout vous paraîtra bientôt très clair, jeta-t-il avec désinvolture. Je pense qu’il n’y a plus rien d’important ici, mais je vais m’en assurer.»
Il nettoya sa loupe, sortit son mètre, et se mit à parcourir la pièce à quatre pattes; il mesurait, comparait, examinait, son long nez fin frôlant le parquet; ses yeux enfoncés dans les orbites brillaient d’un éclat nacré. Ses mouvements étaient rapides, silencieux et furtifs; ceux d’un limier cherchant une piste. Et je ne pus m’empêcher de penser qu’il eût fait un bien dangereux criminel s’il avait tourné sa sagacité et son énergie contre la loi, au lieu de les exercer pour sa défense. Il n’arrêtait pas de murmurer inintelligiblement en travaillant. Finalement, il explosa en un grand cri d’allégresse.
«Nous avons le hasard avec nous! s’écria-t-il. Nous ne devrions plus avoir d’ennui, maintenant. Notre Numéro Un a eu la malchance de marcher dans la créosote. On peut apercevoir le contour de son petit pied ici, à côté de ce puant gâchis. La bonbonne est cassée, comprenez-vous? Et son contenu s’est répandu.
– Et alors? demandai-je.
– Et bien, nous le tenons, c’est tout! Je connais un chien qui suivrait une odeur aussi tenace au bout du monde. Nous le tenons: c’est aussi mathématique qu’une règle de trois… Mais, qu’est-ce que j’entends? Les représentants accrédités de la loi, assurément!»
D’en bas montaient des voix bruyantes: des pas lourds résonnèrent; la porte d’entrée se referma avec fracas.
«Avant qu’ils arrivent, posez votre main sur le bras de ce pauvre garçon, dit Holmes. Maintenant là, sur sa jambe. Que sentez-vous?
– Les muscles sont aussi durs que du bois, répondis-je.
– Tout à fait. Ils sont dans un état d’extrême contraction qui dépasse de beaucoup l’ordinaire Ricor Mortis. Ajoutez à cela la distorsion du visage, ce sourire d’Hippocrate, ou Risus Sardonicus, comme l’appelaient les anciens. Quelle conclusion, docteur?
– Mort provoquée par un alcaloïde végétal très puissant, répondis-je sans hésiter. Une substance comme la strychnine qui provoquerait le tétanos.
– C’est aussi l’idée qui m’est venue, aussitôt que j’ai vu l’hypertension des muscles faciaux. En entrant dans la chambre, j’ai cherché tout de suite le moyen par lequel le poison avait pénétré dans le corps. J’ai découvert une épine qui avait été ou poquée, ou projetée, dans le cuir chevelu, mais en tout cas, sans grande force! Vous observerez que, si l’homme était assis droit dans son fauteuil, la partie atteinte faisait face au trou dans le plafond. Maintenant, examinez cette épine.»
Je m’en emparai avec précaution, et la regardai à la lumière de la lanterne. Elle était longue, noire, pointue; son extrémité paraissait vernissée, comme si une substance gommeuse y avait séché; la pointe émoussée avait été taillée et arrondie au couteau.
«Est-ce une épine qu’on trouve en Angleterre? demanda-t-il.
– Non, certainement pas!
Eh bien, avec toutes ces données, vous devriez pouvoir faire quelques inférences correctes. Mais voici les officiels. Les forces auxiliaires peuvent donc sonner la retraite.»
Comme il parlait, les pas se firent entendre bruyamment dans le couloir, et un homme trapu, sanguin, corpulent, vêtu d’un costume gris, pénétra lourdement dans la pièce. Il avait le visage gras; des paupières bouffies, les yeux très petits et clignotants filtraient un regard perçant. Immédiatement derrière lui, apparurent un inspecteur en uniforme et Thaddeus Sholto qui paraissait toujours aussi ému.
«Bon Dieu, en voilà une affaire! s’écria le gros homme d’une voix rauque et voilée. Une belle histoire, oui! Mais qui sont ces gens? Ma parole, cette maison est aussi encombrée qu’un terrier.
– Je crois que vous pouvez me reconnaître, monsieur Athelney Jones, dit Holmes tranquillement.
– Ah! mais oui. Bien sûr! fit-il d’une voix essoufflée. Monsieur Sherlock Holmes, le théoricien. Vous reconnaître? Je n’oublierai jamais la petite conférence que vous nous avez faite à tous sur les causes, inférences, effets, dans l’affaire du joyau de Bishopgate. C’est vrai que vous nous avez mis sur la bonne piste; mais vous admettrez bien, maintenant, que c’était plus par hasard que par l’effet d’une découverte véritable.