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Tout à coup la cloche sonna. Il fallait partir.

Le petit Chose, s'arrachant aux étreintes de ses amis, franchit bravement la passerelle.

«Sois sérieux, lui cria son père.

– Ne sois pas malade », dit Mme Eyssette.

Jacques voulait parler, mais il ne put pas ; il pleurait trop.

Le petit Chose ne pleurait pas, lui. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, c'était un grand philosophe, et positivement les philosophes ne doivent pas s'attendrir…

Et pourtant, Dieu sait s'il les aimait, ces chères créatures qu'il laissait derrière lui, dans le brouillard.

Dieu sait s'il aurait donné volontiers pour elles tout son sang et toute sa chair… Mais que voulez-vous ? La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l'ivresse du voyage, l'orgueil de se sentir homme homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie – tout cela grisait le petit Chose et l'empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois êtres chéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône…

Ah ! ce n'étaient pas des philosophes, ces trois-là.

D'un œil anxieux et plein de tendresse, ils suivaient la marche asthmatique du navire, et son panache de fumée n'était pas plus gros qu'une hirondelle à l'horizon, qu'ils criaient encore : « Adieu ! Adieu ! » en faisant des signes. Pendant ce temps, monsieur le philosophe se promenait de long en large sur le pont, les mains dans les poches, la tête au vent. Il sifflotait, crachait très loin, regardait les dames sous le nez, inspectait la manœuvre, marchait des épaules comme un gros homme, se trouvait charmant. Avant qu'on fût seulement à Vienne, il avait appris au maître coq Montélimart et à ses deux marmitons qu'il était dans l'Université et qu'il y gagnait fort bien sa vie… Ces messieurs lui en firent compliment. Cela le rendit très fier.

Une fois, en se promenant d'un bout à l'autre du navire, notre philosophe heurta du pied, à l'avant, près de la grosse cloche, un paquet de cordes sur lequel, à six ans de là, Robinson Crusoé était venu s'asseoir pendant de longues heures, son perroquet entre les jambes. Ce paquet de cordes le fit beaucoup rire et un peu rougir.

« Que je devais être ridicule, pensait-il, de traîner partout avec moi cette grande cage peinte en bleu et ce perroquet fantastique… » Pauvre philosophe ! il ne se doutait pas que pendant toute sa vie il était condamné à traîner ainsi ridiculeusement cette cage peinte en bleu, couleur d'illusion, et ce perroquet vert, couleur d'espérance.

Hélas ! à l'heure où j'écris ces lignes, le malheureux garçon la porte encore, sa grande cage peinte en bleu. Seulement de jour en jour l'azur des barreaux s'écaille et le perroquet vert est aux trois quarts déplumé, pécaire ! Le premier soin du petit Chose, en arrivant dans sa ville natale, fut de se rendre à l'Académie, où logeait M. le recteur.

Ce recteur, ami d'Eyssette père, était un grand beau vieux, alerte et sec, n'ayant rien qui sentît le pédant, ni quoi que ce fût de semblable. Il accueillit Eyssette fils avec une grande bienveillance. Toutefois, quand on l'introduisit dans son cabinet, le brave homme ne put retenir un geste de surprise.

« Ah ! mon Dieu ! dit-il, comme il est petit !» Le fait est que le petit Chose était ridiculeusement petit ; et puis, l'air si jeune, si mauviette.

L'exclamation du recteur lui porta un coup terrible. « Ils ne vont pas vouloir de moi », pensa-t-il. Et tout son corps se mit à trembler.

Heureusement, comme s'il eût deviné ce qui se passait dans cette pauvre petite cervelle, le recteur reprit :

«Approche ici, mon garçon… Nous allons donc faire de toi un maître d'étude… À ton âge, avec cette taille et cette figure-là, le métier te sera plus dur qu'à un autre… Mais enfin, puisqu'il le faut, puisqu'il faut que tu gagnes ta vie, mon cher enfant, nous arrangerons cela pour le mieux… En commençant, on ne te mettra pas dans une grande baraque… Je vais t'envoyer dans un collège communal, à quelques lieues d'ici, à Sarlande, en pleine montagne… Là tu feras ton apprentissage d'homme, tu t'aguerriras au métier, tu grandiras, tu prendras de la barbe ; puis le poil venu, nous verrons !» Tout en parlant, M. le recteur écrivait au principal du collège de Sarlande pour lui présenter son protégé. La lettre terminée, il la remit au petit Chose et l'engagea à partir le jour même ; là-dessus, il lui donna quelques sages conseils et le congédia d'une tape amicale sur la joue en lui promettant de ne pas le perdre de vue.

Voilà mon petit Chose bien content. Quatre à quatre il dégringole l'escalier séculaire de l'Académie et s'en va d'une haleine retenir sa place pour Sarlande.

La diligence ne part que dans l'après-midi ; encore quatre heures à attendre ! Le petit Chose en profite pour aller parader au soleil sur l'esplanade et se montrer à ses compatriotes. Ce premier devoir accompli, il songe à prendre quelque nourriture et se met en quête d'un cabaret à portée de son escarcelle…

Juste en face les casernes, il en avise un propret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve :

Au Compagnon du tour de France.

« Voici mon affaire », se dit-il. Et, après quelques minutes d'hésitation – c'est la première fois que le petit Chose entre dans un restaurant – il pousse résolument la porte.

Le cabaret est désert pour le moment. Des murs peints à la chaux…, quelques tables de chêne… Dans un coin de longues cannes de compagnons, à bout de cuivre, ornées de rubans multicolores… Au comptoir, un gros homme qui ronfle, le nez dans un journal.

« Holà ! quelqu'un ! » dit le petit Chose, en frappant de son poing fermé sur les tables, comme un vieux coureur de tavernes.

Le gros homme du comptoir ne se réveille pas pour si peu ; mais du fond de l'arrière-boutique, la cabaretière accourt… En voyant le nouveau client que l'ange Hasard lui amène, elle pousse un grand cri :

« Miséricorde ! monsieur Daniel ! – Annou ! ma vieille Annou !» répond le petit Chose. Et les voilà dans les bras l'un de l'autre.

Eh ! mon Dieu, oui, c'est Annou, la vieille Annou, anciennement bonne des Eyssette, maintenant cabaretière, mère des compagnons, mariée à Jean Peyrol, ce gros qui ronfle là-bas dans le comptoir… Et comme elle est heureuse, si vous saviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de revoir M. Daniel ! Comme elle l'embrasse ! comme elle l'étreint ! comme elle l'étouffe ! Au milieu de ces effusions, l'homme du comptoir se réveille.

Il s'étonne d'abord un peu du chaleureux accueil que sa femme est en train de faire à ce jeune inconnu ; mais quand on lui apprend que ce jeune inconnu est M. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient rouge de plaisir et s'empresse autour de son illustre visiteur.

« Avez-vous déjeuné, monsieur Daniel ?

– Ma foi ! non, mon bon Peyrol… ; c'est précisément ce qui m'a fait entrer ici. » Justice divine !… M. Daniel n'a pas déjeuné !… La vieille Annou court à sa cuisine ; Jean Peyrol se précipite à la cave, – une fière cave, au dire des compagnons.

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