De temps en temps on se retournait pour voir si Bamban pouvait suivre, et on riait de l'apercevoir là-bas, bien loin, gros comme le poing, trottant dans la poussière de la route, au milieu des marchands de gâteaux et de limonade.
Cet enragé-là arriva à la Prairie presque en même temps que nous. Seulement il était pâle de fatigue et tirait la jambe à faire pitié.
J'en eus le cœur touché, et, un peu honteux de ma cruauté, je l'appelai près de moi doucement.
Il avait une petite blouse fanée, à carreaux rouges, la blouse du petit Chose, au collège de Lyon.
Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et dans moi-même je me disais : «Misérable, tu n'as pas honte ? Mais c'est toi le petit Chose que tu t'amuses à martyriser ainsi !. » Et, plein de larmes intérieures, je me mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité. Bamban s'était assis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Je m'assis près de lui. Je lui parlai… Je lui achetai une orange… J'aurais voulu lui laver les pieds. À partir de ce jour, Bamban devint mon ami.
J'appris sur son compte des choses attendrissantes…
C'était le fils d'un maréchal ferrant qui, entendant vanter partout les bienfaits de l'éducation, se saignait les quatre membres, le pauvre homme ! pour envoyer son enfant demi-pensionnaire au collège. Mais, hélas !
Bamban n'était pas fait pour le collège, et il n'y profitait guère.
Le jour de son arrivée, on lui avait donné un modèle de bâtons en lui disant : « Fais des bâtons ! » Et depuis un an, Bamban, faisait des bâtons. Et quels bâtons, grand Dieu !… tortus, sales, boiteux, clopinants, des bâtons de Bamban !..
Personne ne s'occupait de lui. Il ne faisait spécialement partie d'aucune classe ; en général, il entrait dans celle qu'il voyait ouverte. Un jour, on le trouva en train de faire ses bâtons dans la classe de philosophie… Un drôle d'élève ce Bamban ! Je le regardais quelquefois à l'étude, courbé en deux sur son cahier, suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plume à pleines mains et appuyant de toutes ses forces, comme s'il eût voulu traverser la table… À chaque bâton il reprenait de l'encre, et à la fin de chaque ligne, il rentrait sa langue et se reposait en se frottant les mains.. Bamban travaillait de meilleur cœur maintenant que nous étions amis…
Quand il avait terminé une page, il s'empressait de gravir ma chaire à quatre pattes et posait son chef d'œuvre devant moi, sans parler.
Je lui donnais une petite tape affectueuse en lui disant : «C'est très bien !» C'était hideux, mais je ne voulais pas le décourager.
De fait, peu à peu, les bâtons commençaient à marcher plus droit, la plume crachait moins, et il y avait moins d'encre sur les cahiers… Je crois que je serais venu à bout de lui apprendre quelque chose ; malheureusement, la destinée nous sépara. Le maître des moyens quittait le collège. Comme la fin de l'année était proche, le principal ne voulut pas prendre un nouveau maître. On installa un rhétoricien ! à barbe, dans la chaire des petits, et c'est moi qui fus chargé de l'étude des moyens.
Je considérai cela comme une catastrophe.
D'abord les moyens m'épouvantaient. Je les avais vus à l'œuvre les jours de Prairie, et la pensée que j'allais vivre sans cesse avec eux me serrait le cœur.
Puis il fallait quitter mes petits, mes chers petits que j'aimais tant… Comment serait pour eux le rhétoricien à barbe ?… Qu'allait devenir Bamban ? J'étais réellement malheureux, Et mes petits aussi se désolaient de me voir partir.
Le jour où je leur fis ma dernière étude, il y eut un moment d'émotion quand la cloche sonna… Ils voulurent tous m'embrasser. Quelques-uns même, je vous assure, trouvèrent des choses charmantes à me dire.
Et Bamban ?…
Bamban ne parla pas. Seulement, au moment où je sortais, il s'approcha de moi, tout rouge, et me mit dans la main, avec solennité, un superbe cahier de bâtons qu'il avait dessinés à mon intention.
Pauvre Bamban !.
VII. LE PION
Je pris donc possession de l'étude des moyens.
Je trouvai là une cinquantaine de méchants drôles, montagnards joufflus de douze à quatorze ans, fils de métayers enrichis, que leurs parents envoyaient au collège pour en faire de petits bourgeois, à raison de cent vingt francs par trimestre.
Grossiers, insolents, orgueilleux, parlant entre eux un rude patois cévenol auquel je n'entendais rien, ils avaient presque tous cette laideur spéciale à l'enfance qui mue, de grosses mains rouges avec des engelures, des voix de jeunes coqs enrhumés, le regard abruti, et par là-dessus l'odeur du collège… Ils me haïrent tout de suite, sans me connaître. J'étais pour eux l'ennemi, le Pion ; et du jour où je m'assis dans ma chaire, ce fut la guerre entre nous, une guerre acharnée, sans trêve, de tous les instants.
Ah ! les cruels enfants, comme ils me firent souffrir !… Je voudrais en parler sans rancune, ces tristesses sont si loin de nous !… Eh bien, non, je ne puis pas ; et tenez ! à l'heure même où j'écris ces lignes, je sens ma main qui tremble de fièvre et d'émotion. Il me semble que j'y suis encore.
Eux ne pensent plus à moi, j'imagine. Ils ne se souviennent plus du petit Chose, ni de ce beau lorgnon qu'il avait acheté pour se donner l'air plus grave…
Mes anciens élèves sont des hommes maintenant, des hommes sérieux. Soubeyrol doit être notaire quelque part, là-haut, dans les Cévennes ; Veillon (cadet), greffier au tribunal ; Loupi, pharmacien, et Bouzanquet, vétérinaire. Ils ont des positions, du ventre, tout ce qu'il faut.
Quelquefois, pourtant, quand ils se rencontrent au cercle ou sur la place de l'église, ils se rappellent le bon temps du collège, et alors peut-être il leur arrive de parler de moi.
« Dis donc, greffier, te souviens-tu du petit Eyssette, notre pion de Sarlande, avec ses longs cheveux et sa figure de papier mâché ? Quelles bonnes farces nous lui avons faites !» C'est vrai, messieurs. Vous lui avez fait de bonnes farces, et votre ancien pion ne les a pas encore oubliées…
Ah ! le malheureux pion ! vous a-t-il assez fait rire ! L'avez-vous fait assez pleurer !… Oui, pleurer !..
Vous l'avez fait pleurer, et c'est ce qui rendait vos farces bien meilleures…
Que de fois, à la fin d'une journée de martyre, le pauvre diable, blotti dans sa couchette, a mordu sa couverture pour que vous n'entendiez pas ses sanglots !…
C'est si terrible de vivre entouré de malveillance, d'avoir toujours peur, d'être toujours sur le qui-vive, toujours méchant, toujours armé, c'est si terrible de punir – on fait des injustices malgré soi -, si terrible de douter, de voir partout des pièges, de ne pas manger tranquille, de ne pas dormir en repos, de se dire toujours, même aux minutes de trêve :