« Ah ! mon Dieu !… Qu'est-ce qu'ils vont me faire, maintenant ? » Non, vivrait-il cent ans, le pion Daniel Eyssette n'oubliera jamais tout ce qu'il souffrit au collège de Sarlande, depuis le triste jour où il entra dans l'étude des moyens.
Et pourtant – je ne veux pas mentir – j'avais gagné quelque chose à changer d'étude maintenant je voyais les yeux noirs.
Deux fois par jour, aux heures de récréation, je les apercevais de loin travaillant derrière une fenêtre du premier étage qui donnait sur la cour des moyens…
Ils étaient là, plus noirs, plus grands que jamais, penchés du matin jusqu'au soir sur une couture interminable ; car les yeux noirs cousaient, ils ne se lassaient pas de coudre. C'était pour coudre, rien que pour coudre, que la vieille fée aux lunettes les avait pris aux Enfants trouvés – car les yeux noirs ne connaissaient ni leur père ni leur mère – et, d'un bout à l'autre de l'année, ils cousaient, cousaient sans relâche, sous le regard implacable de l'horrible fée aux lunettes, filant sa quenouille à côté d'eux.
Moi, je les regardais. Les récréations me semblaient trop courtes. J'aurais passé ma vie sous cette fenêtre bénie derrière laquelle travaillaient les yeux noirs.
Eux aussi savaient que j'étais là. De temps en temps ils se levaient de dessus leur couture, et le regard aidant, nous nous parlions, – sans nous parler.
« Vous êtes bien malheureux, monsieur Eyssette ?
– Et vous aussi, pauvres yeux noirs ?
– Nous, nous n'avons ni père ni mère.
– Moi, mon père et ma mère sont loin.
– La fée aux lunettes est terrible, si vous saviez – Les enfants me font bien souffrir, allez.
– Courage, monsieur Eyssette.
– Courage, beaux yeux noirs. » On ne s'en disait jamais plus long. Je craignais toujours de voir apparaître M. Viot avec ses clefs frinc ! frinc ! frinc ! -, et là-haut, derrière la fenêtre, les yeux noirs avaient leur M. Viot aussi. Après un dialogue d'une minute, ils se baissaient bien vite et reprenaient leur couture sous le regard féroce des grandes lunettes à monture d'acier.
Chers yeux noirs ! nous ne nous parlions jamais qu'à de longues distances et par des regards furtifs, et cependant je les aimais de toute mon âme.
Il y avait encore l'abbé Germane que j'aimais bien…
Cet abbé Germane était le professeur de philosophie. Il passait pour un original, et dans le collège tout le monde le craignait, même le principal, même M. Viot. Il parlait peu, d'une voix brève et cassante, nous tutoyait tous, marchait à grands pas, la tête en arrière, la soutane relevée, faisant sonner – comme un dragon – les talons de ses souliers à boucles. Il était grand et fort. Longtemps je l'avais cru très beau ; mais un jour, en le regardant de plus près, je m'aperçus que cette noble face de lion avait été horriblement défigurée par la petite vérole. Pas un coin du visage qui ne fût haché, sabré, couturé, un Mirabeau en soutane.
L'abbé vivait sombre et seul, dans une petite chambre qu'il occupait à l'extrémité de la maison, ce qu'on appelait le vieux collège. Personne n'entrait jamais chez lui, excepté ses deux frères, deux méchants vauriens qui étaient dans mon étude et dont il payait l'éducation… Le soir, quand on traversait les cours pour monter au dortoir, on apercevait, là-haut, dans les bâtiments noirs et ruinés du vieux collège, une petite lueur pâle qui veillait : c'était la lampe de l'abbé Germane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l'étude de six heures, je voyais, à travers la brume, la lampe brûler encore, l'abbé Germane ne s'était pas couché… On disait qu'il travaillait à un grand ouvrage de philosophie.
Pour ma part, même avant de le connaître, je me sentais une grande sympathie pour cet étrange abbé.
Son horrible et beau visage, tout resplendissant d'intelligence, m'attirait. Seulement on m'avait tant effrayé par le récit de ses bizarreries et de ses brutalités, que je n'osais pas aller vers lui. J'y allai cependant, et pour mon bonheur.
Voici dans quelles circonstances…
Il faut vous dire qu'en ce temps-là j'étais plongé jusqu'au cou dans l'histoire de la philosophie… Un rude travail pour le petit Chose ! Or, certain jour, l'envie me vint de lire Condillac.
Entre nous, le bonhomme ne vaut même pas la peine qu'on le lise ! c'est un philosophe pour rire, et tout son bagage philosophique tiendrait dans le chaton d'une bague à vingt-cinq sous ; mais, vous savez ! quand on est jeune, on a sur les choses et sur les hommes des idées tout de travers.
Je voulais donc lire Condillac. Il me fallait un Condillac coûte que coûte. Malheureusement, la bibliothèque du collège en était absolument dépourvue, et les libraires de Sarlande ne tenaient pas cet article-là !. Je résolus de m'adresser à l'abbé Germane. Ses frères m'avaient dit que sa chambre contenait plus de deux mille volumes, et je ne doutais pas de trouver chez lui le livre de mes rêves. Mais ce diable d'homme m'épouvantait, et pour me décider à monter à son réduit ce n'était pas trop de tout mon amour pour M. de Condillac. En arrivant devant la porte, mes jambes tremblaient de peur… Je frappai deux fois très doucement. « Entrez !» répondit une voix de Titan.
Le terrible abbé Germane était assis à califourchon sur une chaise basse, les jambes étendues, la soutane retroussée et laissant voir de gros muscles qui saillaient vigoureusement dans des bas de soie noire.
Accoudé sur le dossier de sa chaise, il lisait un in-folio à tranches rouges, et fumait à grand bruit une petite pipe courte et brune, de celles qu'on appelle « brûle-gueule ».
« C'est toi ! me dit-il en levant à peine les yeux de dessus son in-folio… Bonjour ! Comment vas-tu ?…
Qu'est-ce que tu veux ? » Le tranchant de sa voix, l'aspect sévère de cette chambre tapissée de livres, la façon cavalière dont il était assis, cette petite pipe, qu'il tenait aux dents, tout cela m'intimidait beaucoup.
Je parvins cependant à expliquer tant bien que mal l'objet de ma visite et à demander le fameux Condillac.
« Condillac ! tu Veux lire Condillac ! me répondit l'abbé Germane en souriant. Quelle drôle d'idée !…
Est-ce que tu n'aimerais pas mieux fumer une pipe avec moi ! décroche-moi ce joli calumet qui est pendu là-bas, contre la muraille, et allume-le… ; tu verras, c'est bien meilleur que tous les Condillac de la terre. » Je m'excusai du geste, en rougissant.
« Tu ne veux pas ?… À ton aise, mon garçon… Ton Condillac est là-haut, sur le troisième rayon à gauche.
Tu peux l'emporter ; je te le prête. Surtout ne le gâte pas, ou je te coupe les oreilles. » J'atteignis le Condillac sur le troisième rayon à gauche, et je me disposais à me retirer ; mais l'abbé me retint.
« Tu t'occupes donc de philosophie ? me dit-il en me regardant dans les yeux… Est-ce que tu y croirais par hasard ?… Des histoires, mon cher, de pures histoires ! Et dire qu'ils ont voulu faire de moi un professeur de philosophie ! Je vous demande un peu !…