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Je répondis sans hésiter :

« Je te le jure, Jacques.

– Eh bien, tu ne sais pas ?…, chut !… Je fais un poème, un grand poème.

– Un poème, Jacques ! Tu fais un poème, toi !» Pour toute réponse, Jacques tira de dessous sa veste un énorme cahier rouge qu'il avait cartonné lui-même, et en tête duquel il avait écrit de sa plus belle main :

RELIGION ! RELIGION !

Poème en douze chants PAR EYSSETTE (JACQUES)

C'était si grand que j'en eus comme un vertige.

Comprenez-vous cela ?… Jacques, mon frère Jacques, un enfant de treize ans, le Jacques des sanglots et des petits pots de colle, faisait : Religion ! Religion ! poème en douze chants. Et personne ne s'en doutait ! et on continuait à l'envoyer chez les marchands d'herbes avec un panier sous le bras ! et son père lui criait plus que jamais :

«Jacques, tu es un âne !…» Ah ! pauvre cher Eyssette (Jacques) ! comme je vous aurais sauté. au cou de bon cœur, si j'avais osé, Mais je n'osai pas… Songez donc !… Religion ! Religion ! poème en douze chants !… Pourtant la vérité m'oblige à dire que ce poème en douze chants était loin d'être terminé. Je crois même qu'il n'y avait encore de fait que les quatre premiers vers du premier chant ; mais vous savez, en ces sortes d'ouvrages la mise en train est toujours ce qu'il y a de plus difficile, et comme disait Eyssette (Jacques) avec beaucoup de raison : « Maintenant que j'ai mes quatre premiers vers, le reste n'est rien ; ce n'est qu'une affaire de temps. »

Les voici, ces quatre vers. Les voici tels que je les ai vus ce soir-là, moulés en belle ronde, à la première page du cahier rouge :

Religion ! Religion !

Mot sublime ! Mystère !

Voix touchante et solitaire.

Compassion ! Compassion !

Ne riez pas, cela lui avait coûté beaucoup de mal.

Ce reste qui n'était rien qu'une affaire de temps, jamais Eyssette (Jacques) n'en put venir à bout…

Que voulez-vous ? les poèmes ont leurs destinées ; il paraît que la destinée de Religion ! Religion ! poème en douze chants, était de ne pas être en douze chants du tout. Le poète eut beau faire, il n'alla jamais plus loin que les quatre premiers vers. C'était fatal. À la fin, le malheureux garçon, impatienté, envoya son poème au diable et congédia la Muse (on disait encore la Muse en ce temps-là). Le jour même, ses sanglots le reprirent et les petits pots de colle reparurent devant le feu… Et le cahier rouge ?… Oh ! le cahier rouge, il avait sa destinée aussi, celui-là.

Jacques me dit : « Je te le donne, mets-y ce que tu voudras. » Savez-vous ce que j'y mis, moi ?… Mes poésies, parbleu ! les poésies du petit Chose. Jacques m'avait donné son mal.

Et maintenant, si le lecteur le veut bien, pendant que le petit Chose est en train de cueillir des rimes, nous allons d'une enjambée franchir quatre ou cinq années de sa vie. J'ai hâte d'arriver à un certain printemps de 18…, dont la maison Eyssette n'a pas encore aujourd'hui perdu le souvenir ; on a comme cela des dates dans les familles.

Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne perdra rien à ne pas le connaître. C'est toujours la même chanson, des larmes et de la misère ! les affaires qui ne vont pas, des loyers en retard, des créanciers qui font des scènes, les diamants de la mère vendus, l'argenterie au mont-de-piété, les draps de lit qui ont des trous, les pantalons qui ont des pièces, des privations de toutes sortes, des humiliations de tous les jours, l'éternel «comment ferons-nous demain ? », le coup de sonnette insolent des huissiers, le concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, et puis les prêts, et puis… et puis…

Nous voilà donc en 18….

Cette année-là, le petit Chose achevait sa philosophie.

C'était, si j'ai bonne mémoire, un jeune garçon très prétentieux, se prenant tout à fait au sérieux comme philosophe et aussi comme poète ; du reste pas plus haut qu'une botte et sans un poil de barbe au menton.

Or, un matin que ce grand philosophe de petit Chose se disposait à aller en classe, M. Eyssette père l'appela dans le magasin et, sitôt qu'il le vit entrer, lui fit de sa voix brutale :

« Daniel, jette tes livres, tu ne vas plus au collège. » Ayant dit cela, M. Eyssette père se mit à marcher à grands pas dans le magasin, sans parler. Il paraissait très ému, et le petit Chose aussi, je vous assure…

Après un long moment de silence, M. Eyssette père reprit la parole :

« Mon garçon, dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre, oh ! bien mauvaise… nous allons être obligés de nous séparer tous, voici pourquoi.» Ici, un grand sanglot, un sanglot déchirant retentit derrière la porte entrebâillée.

« Jacques, tu es un âne ! » cria M. Eyssette sans se retourner, puis il continua :

« Quand nous sommes venus à Lyon, il y a six ans, ruinés par les révolutionnaires, j'espérais, à force de travail, arriver à reconstruire notre fortune ; mais le démon s'en mêle ! Je n'ai réussi qu'à nous enfoncer jusqu'au cou dans les dettes et dans la misère… À présent, c'est fini, nous sommer embourbés… Pour sortir de là, nous n'avons qu'un parti à prendre, maintenant que vous voilà grandis : vendre le peu qui nous reste et chercher notre vie chacun de notre côté. » Un nouveau sanglot de l'invisible Jacques vint interrompre M. Eyssette ; mais il était tellement ému lui-même qu'il ne se fâcha pas. Il fit seulement signe à Daniel de fermer la porte, et, la porte fermée, il reprit :

«Voici donc ce que j'ai décidé : jusqu'à nouvel ordre, ta mère va s'en aller vivre dans le Midi, chez son frère, l'oncle Baptiste. Jacques restera à Lyon ; il a trouvé un petit emploi au mont-de-piété, Moi, j'entre commis voyageur à la Société vinicole… Quant à toi, mon pauvre enfant, il va falloir aussi que tu gagnes ta vie… Justement, je reçois une lettre du recteur qui te propose une place de maître d'étude ; tiens, lis ! » Le petit Chose prit la lettre.

« D'après ce que je vois, dit-il tout en lisant, je n'ai pas de temps à perdre.

– Il faudrait partir demain.

– C'est bien, je partirai… » Là-dessus le petit Chose replia la lettre et la rendit à son père d'une main qui ne tremblait pas. C'était un grand philosophe, comme vous voyez.

À ce moment, Mme Eyssette entra dans le magasin, puis Jacques timidement derrière elle… Tous deux s'approchèrent du petit Chose et l'embrassèrent en silence depuis la veille ils étaient au courant de ce qui se passait, «Qu'on s'occupe de sa malle ! fit brusquement M. Eyssette, il part demain matin par le bateau. » Mme Eyssette poussa un gros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout fut dit.

On commençait à être fait au malheur dans cette maison-là.

Le lendemain de cette journée mémorable, toute la famille accompagna le petit Chose au bateau. Par une coïncidence singulière, c'était le même bateau qui avait amené les Eyssette à Lyon six ans auparavant. Capitaine Géniès, maître coq Montélimart ! Naturellement on se rappela le parapluie d'Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres épisodes du débarquement… Ces souvenirs égayèrent un peu ce triste départ, et amenèrent l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Mme Eyssette.

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