» C’est toi qui as gagné, et c’est moi qui ai perdu; mais si le bénéfice est tout entier pour toi, la perte n’est pas pour moi seul: l’Italie, les royaumes de France et d’Allemagne partagent ma douleur. Oh! combien, combien mon seigneur et oncle, oh! combien les paladins ont sujet de s’affliger! Combien doivent pleurer l’Empire et l’Église chrétienne, qui ont perdu leur meilleure défense!
» Oh! comme ta mort va enlever de terreur et d’épouvante aux ennemis! Combien la race païenne va être plus forte! Quel courage, quelle ardeur elle en va reprendre! que va devenir ton épouse dont je vois ici les pleurs, et dont j’entends les cris? Je sais qu’elle m’accuse et qu’elle me hait peut-être, car je suis cause que toute espérance est morte pour elle avec toi.
» Mais, Fleur-de-Lys, il nous reste du moins une consolation, à nous qui sommes séparés de Brandimart, c’est que tous les guerriers, aujourd’hui vivants, doivent l’envier d’être mort avec tant de gloire. Les deux Décius, et celui qui se précipita dans le forum romain, ce Codrus si loué par les Grecs, n’acquirent pas plus de gloire, en se vouant à la mort, que n’en a acquis ton seigneur.»
C’était ces paroles, et d’autres encore, que disait Roland. Entre temps les moines gris, blancs, noirs, et tous les autres clercs, marchaient à la suite, deux par deux, sur une longue file, priant pour l’âme du défunt, afin que Dieu lui accordât le repos parmi les bienheureux. Les torches qui étaient répandues à profusion devant le cortège, au milieu et tout autour, semblaient avoir changé la nuit en jour.
On enleva le cercueil, et tour à tour les comtes et les chevaliers le portèrent sur leurs épaules. Il était recouvert d’un drap de pourpre et de soie, tout brodé d’or et de perles précieuses. Sur des coussins non moins beaux et non moins richement ouvragés, gisait le chevalier, revêtu d’un habit de même couleur et d’un travail exquis.
Le cortège était précédé de trois cents individus, pris parmi les plus pauvres de la ville, et tous couverts de vêtements noirs et retombant jusqu’à terre. Derrière le corps suivaient cent pages, montés sur autant de chevaux choisis, et bons pour le combat. Chevaux et pages marchaient balayant le sol de leurs habits de deuil.
Devant et derrière le catafalque se déployaient de nombreuses bannières aux couleurs éclatantes. Elles avaient été enlevées au milieu de mille escadrons vaincus, et conquises sur César et sur Pierre par le vaillant dont les forces gisaient maintenant éteintes. On voyait aussi une multitude d’écuyers, portant les insignes des illustres guerriers auxquels ces bannières avaient été enlevées.
Puis venaient cent et cent autres personnages, préposés aux diverses cérémonies des funérailles. Ils portaient, comme les autres, des torches allumées. Ils disparaissaient, plutôt qu’ils n’en étaient vêtus, sous leurs vêtements noirs. Roland les suivait; par moments, ses yeux rouges et abattus se noyaient de larmes. Renaud venait, non moins triste. Olivier avait été retenu sur son lit de douleur par son pied brisé.
Il serait trop long de vous décrire, dans ces vers, toutes les cérémonies qui eurent lieu, et de vous dire la quantité de vêtements noirs ou de couleur sombre qui y furent employés, ainsi que le nombre de torches allumées qui s’y consumèrent. En se rendant à l’église cathédrale, le cortège, partout où il passait, arrachait des larmes de tous les yeux. Tant de beauté, tant de bonté, tant de jeunesse, émouvaient de pitié tous les sexes, tous les rangs, tous les âges.
On plaça le corps dans l’église. Puis, quand les femmes eurent versé sur lui des larmes impuissantes; quand les prêtres eurent chanté l’eleison; quand toutes les autres saintes prières eurent été dites, on le déposa sur un cercueil porté sur deux colonnes, et que Roland fit recouvrir d’un riche drap d’or, en attendant qu’on pût le mettre dans un sépulcre d’un plus grand prix.
Roland ne quitta point la Sicile avant d’avoir envoyé chercher les porphyres et les albâtres, et fait faire sous ses yeux le dessin du monument par les meilleurs maîtres de l’art qu’il paya grandement. Puis, après le départ de Roland, Fleur-de-Lys fit dresser les plaques commémoratives, et les grands pilastres qu’elle fit transporter des rivages africains.
Voyant que ses larmes ne s’arrêtaient point, et que ses soupirs continuaient plus que jamais à s’exhaler de son sein; sentant que les offices et les messes qu’elle faisait constamment ne parvenaient point à calmer ses regrets, elle résolut de ne plus quitter ces lieux, jusqu’à ce que son âme se séparât de son corps. Elle fit construire une cellule dans le sépulcre même, s’y renferma, et y passa sa vie.
Outre les messagers et les lettres qu’il lui envoya, Roland vint en personne pour l’emmener, lui proposant, si elle voulait revenir en France, de lui donner pour compagne Galerane, et de lui servir une riche pension; si elle voulait retourner auprès de son père, il l’accompagnerait jusqu’à Lizza; enfin, si elle avait l’intention de se consacrer à Dieu, il lui ferait bâtir un monastère.
Mais elle resta auprès du sépulcre, et là, consumée de regrets, priant jour et nuit, elle vit avant peu le fil de sa vie coupé par les Parques. Cependant les trois guerriers de France avaient quitté l’île où les Cyclopes avaient creusé leurs antiques cavernes, affligés et chagrins d’y avoir laissé leur quatrième compagnon.
Ils ne voulurent point partir sans emmener un médecin chargé de prendre soin d’Olivier dont la blessure, mal soignée dans le principe, était devenue très dangereuse. Le blessé poussait de tels gémissements, qu’ils avaient tous de grandes craintes à son sujet. Comme ils en parlaient entre eux, une idée vint au pilote qui la leur communiqua, et cette idée leur plut à tous.
Il leur dit que, non loin de là, sur un écueil solitaire, vivait un ermite auquel on n’avait jamais eu recours en vain, qu’il s’agît d’un conseil à demander ou d’un secours à recevoir; que cet ermite accomplissait des actes surhumains; qu’il rendait la lumière aux aveugles, la vie aux morts, arrêtait le vent d’un signe de croix, et apaisait la mer au plus fort de la tempête;
Et qu’ils ne devaient point douter que, s’ils allaient trouver cet homme si cher à Dieu, il ne leur rendît Olivier sain et sauf, car il avait donné des signes plus merveilleux de son pouvoir. Ce conseil plut tellement à Roland, que lui et ses compagnons se dirigèrent immédiatement vers le saint lieu, et naviguant sans détourner un instant la proue du droit chemin, ils aperçurent l’écueil au lever de l’aurore.
À peine le navire eut-il été aperçu, que des marins expérimentés l’abordèrent résolument, et aidèrent les serviteurs et les matelots à descendre le marquis dans leur barque. Les chevaliers, portés sur les ondes écumeuses, furent débarqués sur le rude écueil et conduits à l’hôtellerie sainte, à la sainte hôtellerie où demeurait ce même vieillard, par les mains duquel Roger avait reçu le baptême.
Le serviteur du maître du paradis reçut Roland et ses compagnons d’un air joyeux, les bénit, et s’informa de leurs désirs, bien qu’il eût eu avis de leur arrivée par les célestes héraults. Roland lui répondit qu’il était venu pour réclamer des secours pour son cher Olivier,