Sobrin gisait depuis longtemps à terre, perdant beaucoup de sang qui découlait de sa tête sur ses joues et sur sa poitrine. Il ne devait plus guère en rester dans ses veines. Quant à Olivier, il était encore renversé sous son cheval, et n’avait pu dégager son pied que le poids du destrier avait à moitié brisé.
Et si son beau-frère, gémissant et tout en larmes, n’était pas venu l’aider, il n’aurait pu se dégager de lui-même. Son pied lui faisait tellement mal, qu’une fois qu’il l’eut retiré de dessous son cheval, il ne put ni s’en servir, ni même s’appuyer dessus. Sa jambe elle-même était si engourdie, qu’il lui fallut se faire aider pour pouvoir changer de place.
Roland se réjouit peu de la victoire; il lui était trop dur, trop cruel de voir Brandimart mort et son beau-frère dans un état si peu rassurant. Sobrin était encore vivant, mais c’est à peine s’il lui restait quelque souffle, car sa vie était prête à s’exhaler avec la dernière goutte de son sang.
Le comte le fit enlever tout sanglant du champ de bataille, et le fit soigner avec beaucoup de soin; il le consolait par de douces paroles, comme s’il eût été de sa famille; car, après le combat, il ne gardait aucune trace de colère, et son cœur était tout à la clémence. Il fit ramasser les armes et les chevaux des morts, et laissa le reste aux serviteurs.
Ici, je dois avouer que Frédéric Fulgose doute quelque peu de la véracité de mon histoire, car, ayant visité avec sa flotte les moindres recoins du rivage barbaresque, il descendit sur l’île où eut lieu le combat des six chevaliers, et en trouva le sol si montueux, si inégal, qu’il n’y a pas, dit-il, un seul endroit où l’on puisse mettre le pied à plat.
Il ne peut tenir pour vraisemblable que, sur cet écueil accidenté, six chevaliers, la fleur du monde entier, aient pu se livrer cette bataille à cheval. Je réponds à cette objection qu’au temps de Roland il y avait, sur la droite, une plaine assez vaste, qui depuis fut recouverte par suite de l’éboulement d’un immense rocher, détaché de sa base lors d’un tremblement de terre.
C’est pourquoi, ô splendeur éclatante de la race des Fulgoses, ô lumière sereine et toujours plus vivace, si vous me prenez encore à partie sur ce point, et surtout devant cet invincible duc, grâce auquel votre patrie jouit maintenant d’un doux repos et voit l’amour succéder pour elle à la haine, je vous prie de lui dire sans retard qu’il se peut fort bien qu’en cette circonstance je n’aie point dit un mensonge.
Cependant Roland, ayant tourné ses regards vers la mer, aperçut un navire léger qui venait à toutes voiles et paraissait vouloir aborder à l’île. Quel était ce navire? Je ne veux pas vous le dire maintenant, parce que je suis attendu en plus d’un autre endroit. Pour le moment, voyons en France si les habitants, délivrés enfin des Sarrasins, sont chagrins ou joyeux.
Voyons ce que fait cette amante fidèle, qui voit de nouveau s’éloigner l’accomplissement de ses vœux; je veux parler de la malheureuse Bradamante. Quand elle voit que Roger a encore manqué au serment qu’il a fait quelques jours avant le conflit survenu entre les deux armées, elle ne sait plus sur quoi placer son espérance.
Elle renouvelle ses pleurs et ses reproches, et, selon son habitude, elle recommence à appeler Roger cruel, et à traiter le destin d’impitoyable. Puis, déployant les voiles à sa grande douleur, elle accuse d’injustice, de complicité ou de faiblesse le ciel qui a permis un tel parjure, et qui n’a pas même fait un signe pour l’empêcher.
Elle en arrive à accuser Mélisse et à maudire l’oracle de la grotte qui, par ses conseils mensongers, l’a précipitée dans la mer d’amour où elle est sur le point de mourir. Puis elle va trouver Marphise, et se plaindre à elle de son frère qui a manqué à sa foi jurée. Elle soulage sa douleur en criant, en pleurant auprès d’elle, et lui demande aide et appui.
Marphise la serre dans ses bras, et fait ce qu’elle peut pour la consoler. Elle ne croit pas que Roger ait failli à ce point; elle pense qu’il ne tardera pas à revenir auprès d’elle. Elle lui jure, s’il ne revient pas, qu’elle ne souffrira pas une si grave offense, et qu’elle se battra avec lui, ou lui fera observer sa promesse.
Par ces paroles, elle réussit à adoucir un peu la douleur de Bradamante qui, ayant quelqu’un pour s’épancher désormais, éprouve une angoisse moindre. Maintenant que nous avons vu Bradamante accuser dans son chagrin Roger de parjure, de cruauté et d’orgueil, voyons si son frère est plus heureux; je veux parler de Renaud qui est brûlé jusqu’à la moelle des feux de l’amour.
Je veux parler de Renaud qui, comme vous le savez, aimait si passionnément la belle Angélique. C’était un enchantement, encore plus que la beauté de cette dernière, qui l’avait fait tomber ainsi dans les rets de l’amour. Les autres paladins vivaient en repos, depuis qu’ils étaient complètement débarrassés des Maures; lui seul, parmi les vainqueurs, était resté captif de son amoureuse peine.
Il avait envoyé de côtés et d’autres plus de cent messagers pour s’enquérir de ce qu’elle était devenue; lui-même l’avait cherchée longtemps. Enfin il était allé trouver Maugis qui l’aidait toujours dans les cas embarrassants. Le visage rouge de honte et les yeux baissés, il se décida à lui avouer son amour. Puis il le pria de lui enseigner où se trouvait Angélique si désirée par lui.
Maugis éprouve un grand étonnement d’un cas si étrange. Il sait que, seul entre ses rivaux, Renaud a eu jadis l’occasion de tenir plus de cent fois Angélique dans son lit, et lui-même, persuadé de cette vérité, avait fait tout ce qu’il avait pu, par ses prières et par ses menaces, pour le pousser à ce résultat, sans avoir pu jamais l’y amener.
Il l’avait d’autant plus vivement poussé dans cette voie, qu’en écoutant ses conseils, Renaud aurait alors retiré Maugis de prison. Et voilà que maintenant que l’occasion est manquée, et que rien ne peut plus lui venir en aide, Renaud demande de lui-même ce qu’il a jadis refusé plus que de raison; voilà qu’il vient le prier, lui Maugis, alors qu’il doit se rappeler qu’il a failli causer sa mort en une obscure prison par ses refus d’autrefois!
Mais plus les sollicitations de Renaud paraissent importunes à Maugis, plus ce dernier reconnaît manifestement combien son amour est grand. Les prières de Renaud le touchent enfin; il noie dans l’océan de sa mémoire le ressentiment de l’offense ancienne, et s’apprête à lui venir en aide.
Il met fin à ses obsessions, et lui rend l’espoir en lui disant qu’il lui sera favorable, et qu’il saura lui dire quelle route suit Angélique, qu’elle soit en France ou ailleurs. Aussitôt Maugis se rend à l’endroit où il a l’habitude de conjurer les démons. C’est une grotte située au sein de monts inaccessibles. Il ouvre son livre, et appelle la foule des esprits infernaux.
Puis il en choisit un fort instruit sur tous les cas amoureux, et il veut savoir de lui comment il se fait que Renaud, qui jadis avait le cœur si dur, l’a maintenant si sensible. Alors il apprend l’histoire de ces deux sources, dont l’une attise le feu, tandis que l’autre l’éteint; il apprend que le mal causé par l’une des deux ne peut être guéri par rien, si ce n’est par l’eau de l’autre.