Sous le coup formidable, Sobrin tombe à terre, d’où il ne peut se relever qu’après un long moment. Le paladin croit en avoir fini avec lui et l’avoir étendu mort. Il se dirige vers le roi Gradasse, craignant que celui-ci ne mène à mal Brandimart, car le païen a l’avantage des armes, de l’épée, du destrier et d’une plus grande vigueur.
L’intrépide Brandimart, monté sur Frontin, cet excellent destrier qui appartenait auparavant à Roger, se comporte si bravement, que le Sarrasin ne paraît pas avoir encore trop d’avantage sur lui. S’il avait un haubert d’aussi fine trempe que celui du païen, l’avantage serait même en sa faveur. Mais, se sachant mal armé, il est obligé de voltiger de droite et de gauche pour se défendre.
Frontin n’a pas son égal pour comprendre et exécuter les volontés de son cavalier; il semble qu’il devine, selon que Durandal retombe, de quel côté il doit tourner afin de l’éviter. Agramant et Olivier se livrent d’autre part une terrible bataille, et montrent des qualités égales comme adresse et comme force.
Comme je viens de le dire, Roland laisse Sobrin à terre, et, pour venir en aide à Brandimart, il s’avance à grands pas, étant à pied, contre le roi Gradasse. Au moment où il va l’attaquer, il voit passer sur le champ de bataille le bon cheval que montait Sobrin quand il a été désarçonné. Roland s’empresse de courir après lui.
Il rattrape le destrier qui ne fait aucune résistance, et, d’un saut, il se trouve en selle. D’une main il tient son épée levée, de l’autre il prend la belle et riche bride. Gradasse aperçoit Roland; il n’est nullement effrayé de le voir venir sur lui, et il l’appelle par son nom. Il espère le plonger dans la nuit éternelle, lui, Brandimart et leur autre compagnon, avant que le soir soit encore venu.
Il laisse Brandimart, et, se tournant vers le comte, il lui porte un coup de pointe au gorgerin. L’épée transperce tout, hormis la chair du comte qu’aucun effort ne peut parvenir à entamer. Au même instant, Roland laisse retomber Balisarde. Là où elle frappe, nul enchantement ne prévaut; casque, écu, haubert, harnais, elle fend tout ce qu’elle touche.
Elle blesse au visage, à la poitrine, à la cuisse, le roi de Séricane, dont le sang n’avait encore jamais coulé depuis qu’il avait endossé pour la première fois les armes de chevalier. Gradasse trouve étrange que cette épée, qui n’est pourtant pas Durandal, l’ait ainsi blessé. Il en éprouve de l’angoisse et du dépit. Il comprend que si le coup avait été plus avant, il aurait été fendu depuis la tête jusqu’au ventre.
Après l’expérience qu’il vient de faire, il n’a plus la même confiance qu’il avait eue jusque-là dans ses armes. Aussi procède-t-il avec un redoublement d’attention et de prudence. Brandimart, voyant que Roland est venu lui enlever le combat des mains, se place au milieu du champ de bataille, afin de se porter là où il sera besoin.
Le combat en est là, lorsque Sobrin, après être resté longtemps étendu sur le sol, revient à lui, souffrant beaucoup de la tête et de l’épaule. Il lève les yeux et regarde de tous côtés. Apercevant son maître, il se hâte de lui venir en aide, se dissimulant de façon à ne pas être vu.
Il s’approche d’Olivier qui, les yeux fixés sur Agramant, ne faisait pas attention à autre chose, et, le prenant par derrière, il frappe son destrier aux jarrets d’un coup qui force la malheureuse bête à trébucher. Olivier tombe, mais il ne peut se relever, car, dans cette chute inattendue, son pied gauche s’est trouvé pris sous son cheval.
Sobrin lui porte un second coup du revers de son épée. Il croit lui faire sauter la tête, mais il est arrêté par l’armure faite d’un acier trempé jadis par Vulcain, et qui a été portée autrefois par Hector. Brandimart voit le péril, et court à toute bride sur le roi Sobrin. Il le frappe à la tête et le renverse; mais le fier vieillard se relève sur-le-champ,
Et retourne à Olivier, afin de l’expédier pour l’autre monde, ou du moins pour l’empêcher de se dégager de dessous son cheval. Olivier a son meilleur bras libre, de sorte qu’il peut se défendre avec son épée. Il la fait tournoyer avec une telle vigueur, qu’il tient Sobrin à distance.
Il espère, s’il réussit à le maintenir en respect, avoir ainsi le temps de se dégager. Il voit du reste son adversaire couvert de sang dont il arrose le sable, et si faible qu’il se soutient à peine et ne peut tarder à être vaincu. Olivier fait de nombreux efforts pour se dégager de dessous son destrier, sans pouvoir y parvenir.
Brandimart est allé vers le roi Agramant, et a commencé à faire pleuvoir autour de lui une tempête de coups. Monté sur Frontin, il est tantôt sur les flancs, tantôt en face de son adversaire. Frontin tourne comme la roue d’un tour. Mais si le fils de Monodant a un bon cheval, le roi du Midi n’en a pas un moins bon, car il est monté sur Bride-d’Or, que lui a donné Roger après l’avoir enlevé au fier Mandricard.
Agramant a déjà un grand avantage grâce à son armure à toute épreuve et d’une perfection sans égale. Brandimart, au contraire, a pris la sienne au hasard, et comme il a pu la trouver dans un besoin si pressant. Mais son ardeur le rend tellement sûr de lui-même, qu’il ne doute pas d’avoir avant peu à la changer pour une meilleure. Bien que le roi africain lui ait mis toute l’épaule droite en sang,
Et qu’il garde au flanc une blessure grave faite par Gradasse, le guerrier de France trouve moyen d’atteindre son adversaire d’un coup d’épée. Il brise son écu, lui blesse le bras gauche, et l’atteint, mais légèrement, à la main droite. Mais tout cela n’est qu’un jeu, qu’une plaisanterie auprès de ce qui se passe entre Roland et le roi Gradasse.
Gradasse a à moitié désarmé Roland. Il lui a brisé son casque en deux morceaux; il lui a fait rouler son écu sur le sol, et a entr’ouvert son haubert et sa cotte de mailles. Mais il n’a pu le blesser encore, car Roland est fée. Le paladin, au contraire, a mis Gradasse dans un état pitoyable; outre la blessure dont j’ai déjà parlé, il lui en a fait d’autres au visage, à la gorge, en pleine poitrine.
Gradasse est désespéré de se voir tout couvert de son propre sang, tandis que Roland, après avoir reçu tant de coups, est intact, de la tête aux pieds. Il lève son épée à deux mains, et il croit bien, cette fois, lui fendre la tête, la poitrine, le ventre et tout le reste. Il frappe le comte au front, juste à l’endroit où il a voulu l’atteindre.
Tout autre que Roland aurait été fendu, en deux jusqu’à la selle. Mais comme si Gradasse n’avait frappé que du plat de son épée, celle-ci rebondit, aussi luisante, aussi nette qu’avant. Roland, étourdi sous le coup, en vit, quoique forcé de regarder la terre, mille étoiles. Il lâcha la bride, et aurait laissé tomber son épée, si elle n’avait été attachée à son bras par une chaîne.
Le cheval qui portait Roland sur son dos fut tellement épouvanté du bruit que produisit l’horrible coup, qu’il se mit à fuir sur l’arène poudreuse, montrant combien il était bon à la course. Le comte, ayant perdu connaissance par suite de la commotion qu’il a éprouvée, n’a pas la force de le retenir. Gradasse le poursuit, et il l’aurait bientôt rejoint pour peu qu’il eût pressé Bayard.
Mais, en regardant autour de lui, il voit le roi Agramant dans le plus extrême péril. Le fils de Monodant l’a saisi par le casque avec son bras gauche, le lui a délacé par devant, et cherche à le frapper à la gorge avec son poignard. Le roi ne peut se défendre, car Brandimart lui a également enlevé son épée.