La fille d’Aymon qui veut mourir, ou donner la mort à Marphise, est dans une rage telle, qu’elle ne songe pas à la frapper de nouveau avec la lance et à la jeter une fois de plus à terre. Elle veut trancher le col de Marphise, pendant que celle-ci a la tête engagée jusqu’à moitié dans le sable. Elle jette loin d’elle la lance d’or, tire son épée, et saute à bas de son cheval.
Mais elle arrive trop tard. Marphise accourt déjà à sa rencontre, remplie d’une telle rage de s’être vue, à la seconde épreuve, jeter sur l’arène, qu’elle n’écoute pas les prières de Roger désespéré de tout cela; la haine et la colère aveuglent tellement les deux guerrières, qu’elles se livrent une bataille désespérée.
Elles en viennent bientôt à engager tellement leurs épées, grâce à la grande fureur qui les enflamme, qu’elles ne peuvent plus avancer, et qu’elles sont obligées de se prendre corps à corps. Elles laissent tomber leurs épées, dont elles ne peuvent plus se servir, et cherchent à se faire de nouvelles blessures. Roger les prie, les supplie toutes deux; mais ses paroles obtiennent peu de succès.
Enfin, quand il voit que ses prières n’ont aucun résultat, il se décide à les séparer de force. Il leur arrache le glaive des mains, et le jette au pied d’un cyprès. Ne leur voyant plus d’armes avec lesquelles elles puissent se blesser, il s’interpose de nouveau entre elles par ses prières et ses menaces. Mais tout est vain; elles continuent la bataille à coups de poings et à coups de pieds, à défaut d’autres armes.
Roger ne cesse de les supplier. Il les saisit tour à tour par les mains, par les bras, et cherche à les séparer. À la fin Marphise tourne sa colère contre lui. Marphise, qui tient tout le reste du monde en mépris, ne se souvient plus de l’amitié que Roger lui porte; elle quitte Bradamante, court prendre son épée, et s’attaque à Roger.
«Tu agis comme un discourtois et comme un vilain, Roger, en venant troubler le combat des autres; mais cette main t’en fera repentir; elle peut suffire à vous vaincre tous les deux.» Roger cherche, par de douces paroles, à apaiser Marphise; mais elle est tellement animée contre lui, que c’est temps perdu que de lui parler.
Roger tire à la fin son épée, car la colère commence aussi à lui faire monter le sang à la tête. Je ne crois pas que jamais, à Athènes, à Rome, ou en aucun autre lieu du monde, spectacle ait été plus agréable aux assistants, que ne le fut celui-ci aux yeux de la jalouse Bradamante. Elle contemplait d’un air joyeux cette nouvelle querelle qui lui enlevait tous ses soupçons.
Elle avait ramassé son épée qui gisait à terre, et elle s’était rangée de côté pour regarder la bataille. Il lui semblait voir en Roger le dieu même de la guerre, tellement il déployait de force et d’adresse. Quant à Marphise, si son adversaire ressemblait au dieu Mars, elle paraissait une furie de l’enfer. La vérité est que le vaillant jouvenceau prenait bien garde de ménager ses coups.
Il connaissait la trempe de son épée pour en avoir fait de nombreuses expériences. Il savait que là où elle frappe, tout enchantement est vain. Aussi faisait-il en sorte de ne pas frapper de la pointe ou de la taille, mais toujours du plat de l’épée. Pendant un certain temps, Roger observa cette précaution, mais il perdit enfin patience.
Marphise lui ayant porté un coup terrible, capable de lui fendre la tête, Roger garantit son casque en levant son écu, et le coup tomba sur l’aigle. Grâce à ce qu’il était enchanté, l’écu ne fut ni brisé, ni fendu, mais Roger en eut le bras tout engourdi. S’il avait eu d’autres armes que celles d’Hector, son bras eût été coupé net par ce coup épouvantable,
Qui eût atteint ensuite la tête, ainsi que le voulait tout d’abord la terrible donzelle. Roger, qui pouvait à peine remuer son bras gauche et soutenir le poids de son bouclier, sentit tout sentiment de pitié l’abandonner. Une flamme sembla briller dans ses yeux. Il porta de toute sa force un coup de pointe. Si tu en avais été touchée, Marphise, mal t’en serait advenu.
Je ne saurais bien vous dire comment cela se fit, mais l’épée alla frapper un des cyprès qui s’élevaient en groupe serré près de là, et s’enfonça de plus d’une palme dans le tronc de l’arbre. Au même moment, la montagne et la plaine éprouvèrent une grande secousse, et du mausolée qui s’élevait au milieu du bosquet, sortit une grande voix, plus forte que celle d’aucun mortel.
La voix terrible cria: «Il ne doit pas y avoir de querelle entre vous. Il est injuste, il est inhumain que le frère donne la mort à sa sœur, ou que la sœur tue son frère. Ô mon Roger, et toi, ma chère Marphise, croyez à mes paroles qui ne sont point vaines! Vous fûtes conçus dans un même sein, d’une même semence, et vous vîntes au monde le même jour.
» Vous fûtes conçus de Roger II. Votre mère fut Galacielle. Ses frères, après avoir tué votre infortuné père, la firent abandonner en pleine mer sur une mauvaise barque, afin de la noyer, sans pitié pour elle qui était grosse de vous, et sans songer que vous étiez de leur race.
» Mais la Fortune qui vous avait désignés, bien que non encore nés, pour de glorieuses entreprises, fit aborder la barque sur des rivages inhabités. C’est là, qu’après vous avoir mis au monde, l’âme généreuse de Galacielle retourna au paradis, selon la volonté de Dieu. Votre destin voulut que je me trouvasse près de là.
» Je donnai à votre mère une sépulture honnête, telle qu’on pouvait en donner sur une plage aussi déserte. Quant à vous, tendres orphelins, je vous pris dans ma robe, et je vous emmenai avec moi sur le mont Carène. Je fis sortir de la forêt, où elle abandonna ses petits, une lionne que j’apprivoisai avec beaucoup de peine, et que je forçai à vous allaiter tous les deux pendant dix et dix mois.
» Un jour que je m’étais éloigné de notre demeure pour visiter la contrée d’alentour, survint une bande d’Arabes – il doit peut-être vous en souvenir – qui vous surprirent sur la route, et t’enlevèrent, ô Marphise. Ils ne purent en faire autant de Roger dont la fuite fut plus rapide. Ta perte m’affligea profondément, et je veillai sur Roger avec plus de soins encore.
» Tu sais, Roger, si, pendant qu’il vécut, ton maître Atlante sut te garder. J’interrogeai pour toi les étoiles. J’appris d’elles que tu devais mourir par trahison chez les chrétiens. Afin de conjurer cette fatale destinée, je m’efforçai de te tenir éloigné de tous. Par la suite, ne pouvant plus m’opposer à ta volonté, je tombai malade et je mourus de douleur.
» Mais, avant de mourir, et connaissant, grâce à mes prévisions, que tu devais combattre en ce lieu contre Marphise, je fis construire cette tombe avec de lourds rochers par les esprits infernaux à mes ordres. Je dis à Caron, que j’intimidai par mes cris: “Je ne veux pas, une fois que je serai mort, que tu m’arraches de ce tombeau, avant que Roger ne soit venu y combattre avec sa sœur.”
» Mon esprit vous a longtemps attendus sous ces beaux ombrages. Donc, ô Bradamante, toi qui aimes notre Roger, ne soit plus jamais jalouse de lui. Mais il est temps désormais que je quitte la lumière pour regagner le ténébreux séjour.» La voix se tut, et laissa Marphise, la fille d’Aymon et Roger en un grand étonnement.