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Ajoutez à cela qu’eux et leurs chevaux étaient restés à jeun, battant des dents et des pieds dans la boue. Leur mauvaise humeur s’augmentait encore de la crainte de voir la messagère raconter dans leur pays qu’ils avaient été abattus par la première lance qui s’était trouvé sur leur chemin en France.

Résolus à mourir ou à tirer sur-le-champ vengeance de l’outrage qu’ils ont reçu, afin que la messagère, appelée Ullania – j’avais oublié de vous la nommer – revienne sur la mauvaise opinion qu’elle pourrait peut-être avoir conçue de leur courage, ils défient au combat la fille d’Aymon, dès que celle-ci se montre hors du pont-levis.

Ils ne se doutent en aucune façon qu’elle est une damoiselle, car rien dans ses allures ne le dénote. Bradamante, en personne pressée de continuer sa route et qui ne veut point s’arrêter, refuse le combat. Mais ils la pressent tellement qu’elle ne peut refuser plus longtemps sans encourir le blâme. Elle abaisse sa lance, et, en trois coups, elle les envoie tous les trois à terre. C’est ainsi que finit le combat.

Puis, sans se retourner, elle leur montre de loin les épaules. Les chevaliers, qui étaient venus de pays si lointains pour conquérir l’écu d’or, se relèvent sans prononcer un mot, car ils ont perdu la parole en même temps que toute hardiesse. Ils semblent stupéfaits d’étonnement, et n’osent plus lever les yeux vers Ullania.

Pendant toute la route, ils s’étaient beaucoup trop vantés auprès d’elle de ce qu’aucun chevalier ni paladin ne pourrait résister au moindre d’entre eux. La dame, pour leur faire encore davantage baisser la tête, et pour les rendre à l’avenir moins arrogants, leur fait savoir que ce n’est point un paladin, mais bien une femme qui les a enlevés de selle.

«Puisqu’une femme vous a si facilement abattus – dit-elle – vous devez penser ce qu’il vous adviendrait de lutter avec Renaud ou Roland, tenus, et pour cause, en si grand honneur. Si l’un d’eux possède jamais l’écu, je vous demande si vous serez contre celui-là de meilleurs champions que vous ne l’avez été contre une dame. Je ne le crois pas, et vous ne le croyez pas non plus vous-mêmes.

» Que cela vous suffise; il n’est pas besoin d’une preuve plus éclatante de votre valeur, et celui de vous qui, dans sa témérité, voudrait tenter en France une nouvelle expérience, s’exposerait à ajouter un grand dam à la honte dans laquelle il est tombé hier et aujourd’hui; à moins qu’il n’estime utile et honorable de mourir de la main de si illustres guerriers.»

Quand Ullania eut bien assuré les chevaliers que c’était une damoiselle qui avait rendu leur renommée, jusque-là si belle, plus noire que de la poix; quand ils eurent entendu confirmer son dire par plus de dix personnes, ils furent sur le point de tourner leur armes contre eux-mêmes, tellement ils furent saisis de douleur et de rage.

Saisis de honte, furieux, ils se dépouillent de toutes les armes qu’ils ont sur le dos; ils détachent l’épée qu’ils portent au côté et la jettent dans le fossé. Ils font serment, puisqu’une dame les a vaincus et leur a fait mesurer la terre, qu’ils resteront une année entière sans endosser aucune arme, afin d’expier une si grande faiblesse.

Pendant tout ce temps, ils iront à pied, que la route soit en plaine, qu’elle descende ou qu’elle monte. De plus, l’année expirée, ils ne monteront à cheval, ils ne revêtiront de cotte de mailles ou toute autre armure, que s’ils ont enlevé par force, en un combat, le cheval et les armes d’un chevalier. C’est ainsi que, pour punir leur propre faiblesse, ils s’en vont à pied et sans armes, pendant que leurs compagnons poursuivent leur route à cheval.

Le soir de ce même jour, Bradamante arrive près d’un castel situé sur la route de Paris. Là, elle apprend que Charles et son frère Renaud ont mis Agramant en déroute. Là elle trouve bonne table et bon gîte. Mais cela, comme tout le reste, lui importe peu, car elle mange à peine, elle dort peu, et, loin de songer à se reposer, elle ne pense qu’à changer de lieu.

Mais tout ce que j’ai à vous dire sur elle ne doit pas m’empêcher de revenir à ces deux chevaliers qui, d’un commun accord, avaient attaché leurs destriers près de la fontaine solitaire. Le combat qu’ils vont se livrer, et que je vais vous raconter, n’a point pour but d’acquérir des domaines ou le suprême pouvoir. Ils se battent afin que le plus vaillant puisse posséder Durandal et chevaucher Bayard.

Sans que la trompette ou qu’un autre signal leur annonce qu’il est temps d’agir; sans qu’un maistre de camp vienne leur rappeler de frapper ou de parer, et leur remplisse l’âme d’une belliqueuse fureur, ils tirent l’un et l’autre le fer d’un même mouvement, et en viennent aux mains, agiles et vigoureux. Les coups commencent à se faire entendre rudes et nombreux, et à leur échauffer l’ire.

Je ne connais pas deux autres épées, éprouvées pour leur solidité et leur dureté, qui ne se fussent rompues au bout de trois des coups hors de toute mesure que se portaient les deux champions. Mais celles-ci étaient d’une trempe si parfaite, elles avaient passé par tant d’épreuves, qu’elles auraient pu se rencontrer mille coups et plus sans se briser.

Renaud, bondissant de côté et d’autre avec une grande habileté, évite très adroitement Durandal, qui retombe avec grand fracas; il sait bien comment elle brise et tranche le fer. Le roi Gradasse frappe de plus grands coups, mais presque tous s’éparpillent au vent. Lorsque parfois il touche son adversaire, il l’atteint à un endroit où le coup ne saurait être dangereux.

L’autre manœuvre son épée avec plus de succès, et à plusieurs reprises il engourdit le bras du païen. Il le frappe tantôt aux flancs, tantôt à l’endroit où la cuirasse se relie au casque; mais partout il rencontre une armure dure comme le diamant, de sorte qu’il ne peut en rompre une seule maille. Cette armure avait été faite par enchantement; c’est ce qui la rend si forte et si dure.

Sans prendre de repos, tous deux étaient restés un grand moment absorbés par leur combat, et, les yeux fixés l’un sur l’autre, ils n’avaient pas songé à regarder à leurs côtés; soudain ils furent détournés de leur lutte furieuse par une querelle d’un autre genre. Un grand crépitement d’ailes leur fit retourner à tous deux la tête, et ils virent Bayard en grand péril.

Ils virent Bayard aux prises avec un monstre plus grand que lui, et qui ressemblait à un oiseau. Son bec était long de plus de trois brasses; le reste de son corps était celui d’une chauve-souris. Ses plumes étaient noires comme de l’encre; ses serres étaient grandes, aiguës et rapaces. De ses yeux pleins de feu s’échappait un regard féroce. Il avait de grandes ailes qui semblaient deux voiles.

C’était peut-être un oiseau; mais je ne sais où ni quand il a pu en exister un pareil. Je n’ai jamais vu, ailleurs que chez Turpin, la description d’un animal ainsi fait. Je serais porté à croire que cet oiseau était quelque diable de l’enfer évoqué sous cette forme par Maugis, afin d’arrêter le combat.

Renaud le crut aussi, et il eut plus tard à ce sujet une grande contestation avec Maugis. Ce dernier ne voulut jamais se reconnaître coupable, et pour écarter le soupçon d’un tel acte il jura par la lumière du soleil que le fait ne devait pas lui être imputé. Qu’il fût oiseau ou démon, le monstre fondit sur Bayard et le saisit dans ses serres.

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